P2P, musique, DRM et bibliothèques…Ithèque et consorts à l’affût


Je vais essayer d’être synthétique sur un sujet qui me tient à coeur, un sujet complexe qui suscite beaucoup de questions aujourd’hui dans les bibliothèques. Vous êtes prêts à lire un gros billet bien long et (j’espère) bien intéressant?

Pour commencer, quelques constats sur le phénomène des réseaux de téléchargement, le p2p ou "Poste à Poste" (article très complet sur wikipédia), cet "impensé du monde des bibliothèques" comme je le faisais remarquer dans un billet précédent en évoquant le fait qu’une recherche plein texte avec le terme "téléchargement" dans le Bulletin des bibliothèques de France renvoie seulement 2 articles en 2004 et 2 en 2005…et que j’ai vu peu de biblioblogs aborder la question…alors qu’aujourd’hui :

Un Français sur 6 télécharge, soit environ 11 millions de Français. C’est le résultat de l’enquête menée par TNS
Sofres qui montre que "17% des Français disent avoir téléchargé de la musique ou des films au cours des 12 derniers mois". 14% disent l’avoir fait gratuitement, 5% en payant, et 2% des Français disent cumuler les deux pratiques.

Notons qu’il s’agit précisement du public que nous cherchons à faire venir dans les bibliothèques, et qui n’y vient pas. Cette génération sera celle des parents de nos futurs usagers, donc en partie nos futurs usagers.

C’est dire l’importance du phénomène et les questions posées aux bibliothèques par rapport à leurs offres audiovisuelles. Il faut réaliser que pour toute cette génération (à laquelle j’appartiens), une offre gigantesque est à deux clics de souris et quelques heures de PC allumé!

Autrement dit, des millions de films, vidéos, jeux, ebooks et musique sont accessibles librement et sans restrictions, sans DRM, les internautes même si c’est illégal partagent leurs contenus avec qui ils veulent!

Outre évidemment la question épineuse de la rémunération des ayants-droits, non résolue par DADVSI, je me permet d’insister sur la réalité des pratiques des internautes car beaucoup de professionnels des bibliothèques que je rencontre ne mesurent pas l’ampleur du phénomène. Non seulement il s’agit de pratiques très largement répandues, mais fortement identitaires et revendiquées comme telles. A l’appui, on peut citer le foisonnement des débats liés à DADVSI, l’existence de journaux ciblés sur cette question, de sites dédiés et même d’un Parti Pirate!

D’un côté, donc des pratiques ancrées d’accès massif et libre à une offre énorme de contenus, une offre tellement large que la notion de collection est interrogée, au sens qu’à ce degré, il me semble qu’elle n’est même plus appréhendable…,(testez donc en installant Emule et vous serez surpris de l’offre faramineuse qui circule 😉, et de l’autre côté on a eu droit à la légitimation forcenée des DRM lors de la transposition de DADVSI.

Les DRM, pour mémoire, sont encore imposés par les éditeurs et les Majors de l’industrie audiovisuelle. Ces bouts de programme insérés dans les fichiers vendus ont pour seule fonction de restreindre leurs possibilités d’usages : par exemple je ne pourrai pas copier plus de 3 fois mon album mp3 (pourtant vendu comme un produit culturel au même titre qu’un CD) sur mon baladeur mp3 (pourtant acheté pour cela…).

Les DRM, c’est rien de moins que de créer de la rareté et de la monétiser au prix fort a contrario de la nature d’abondance caractéristique du numérique. Rappelez vous que si l’on devait remplir son Ipod de 30 Gigas de fichiers payants achetés sur Itunes : on en aurait pour plusieurs milliers de dollars et en plus, on ne pourrait pas filer les fichiers à ses potes….De fait on sait que, selon une étude de Jupiter Research, en moyenne les iPod contiennent seulement 20 morceaux achetés sur iTunes, soit environ 5 % de l’ensemble de la musique écoutée sur le baladeur MP3 d’Apple.


Il est aujourd’hui reconnu par beaucoup d’observateurs que les DRM ne sont fait que pour servir les intérêts économiques d’un secteur musical en plein bouleversement. Chacun se souvient des campagnes scandaleuses menées par les Majors qui brandissaient les DRM, les plaintes et les procès pour décourager tous ces méchants pirates (50% des 15-25 ans!!), alors qu’elles ne font qu’attaquer leurs propres clients…Parallèlement beaucoup d’artistes ont bien compris l’intérêt des réseaux et proposent leurs créations sans DRM et sous Licence libre, par exemple sur Dogmazic

Pour la majorité des internautes de cette tranche d’âge, DADVSI, ça n’a pas été le combat  des bibliothécaires et de l’Interassociation (important, nécessaire et gagné, tant mieux!) que l’on sait, mais ça a été le moment où les 15-25 ans ont réalisé la méconnaissance et le mépris d’une large part de la classe politique et intellectuelle française par rapport à l’aspect culturel du phénomène p2p, notamment grâce à la sérendipité

On pourrait même se risquer à faire une analogie avec la fameuse liste des 288 écrivains qui déclaraient l’importance de la bibliothèque publique et sa gratuité pour leur formation artistique…cette liste qui avait émue tout la profession pendant le débat sur le droit de prêt pour le livre. Ce sont les mêmes enjeux à une autre échelle…et quelques années plus tard.

DADVSI pour nous c’était aussi le décalage énorme avec un gouvernement menant un combat d’arrière-garde sous l’influence des lobbys de l’industrie du disque. J’ai regretté quant à moi que les bibliothécaires (enfin tous les métiers de l’interassociation) n’aient pas profité de l’audience conquise de haute lutte pour se positionner en faveur de la licence globale (optionnelle ou non)…malheureusement abandonnée.

A mon sens, nous avons perdu là collectivement une occasion de montrer que le monde des bibliothèques veut être un des acteurs de cette révolution numérique des usages. Une licence globale aménagée pour les bibliothèques aurait permis d’éviter les effets d’abonnements coûteux à des "catalogues-prisons" qui se développent aujourd’hui. Mais bon, à mon sens ce n’est que partie remise tant la loi votée est déjà dépassée et tant ces enjeux sont fondamentaux pour la diffusion de la culture au 21e siècle. D’ailleurs, en Suède, le débat sur la licence globale est revenu un an après le vote de la loi…

Gageons que les mots suivants inscrit sur un récent communiqué de presse de l’Interassociation ouvrent une telle possibilité et prennent la mesure des enjeux :

La FNCC, l’AMF et l’Interassociation enregistrent avec satisfaction que le débat public sur les multiples enjeux de la loi ait pu progressivement se déployer. Elles notent que ce débat est loin d’avoir réglé toutes les questions importantes pour l’avenir des politiques culturelles publiques.

Car un élément récent vient bouleverser la donne…

Ces fameux DRM sont en train de devenir obsolètes: ceux-là même qui les défendaient sont en train de retourner leurs vestes et comprennent que, finalement, on vend mieux sans DRM!

Il est probable que demain, le modèle économique de la rareté/DRM/contrôle de l’usage va disparaître au profit d’autres modèles économiques tels que l’abonnement gratuit et illimité à un catalogue et/ou le finacement par la publicité. Ces licences privées (abonnement illimité, mais je perd mes titres si rupture d’abonnement) ne sont d’ailleurs pas forcément non plus en phase avec les usages…comme en en témoigne cet article.

En effet, des acteurs incontournables de l’industrie du disque et des marchands en ligne affirment désormais tout haut leur opposition aux DRM. Des offres sur forfait sans DRM se développent avec succès, par exemple eMusic plateforme de dissusion des labels indépendants. Autrement dit, on achète un titre mp3 et on en fait ce que l’on veut.

On peut donc penser, comme c’est écrit en mauvais langage économique et avec plein de fôtes dans le livre de Alban Martin, l’âge de PEER que les acteurs de ce secteur économique vont de plus en plus miser sur la valeur ajoutée et la "co-création de valeur" avec le client pour pourvoir dégager des profits. En bref on va vendre du live, des concerts, des dvd supers collectors, des produits dérivés et même des cours de musique privés à de petites quantités de gens assez fans pour se les payer, sans forcément éditer des oeuvres en beaucoup d’exemplaires (voir pas du tout sur support physique) et sans faire de la pub en masse, mais très très ciblée.

A ce jeu là, les réseaux de p2p ne disparaitront pas, mais se recentreront peut-être sur de plus petites communautés ou diffuseront en crypté des éléments introuvables ailleurs. Sauf si une éventuelle licence globale repointe le bout de son nez. (Une certaine socialiste très en vue en ce moment n’y verrait pas d’inconvénient….)

En attendant, les DRM disparaissent petit à petit…Voici des articles explicitant cette évolution, je vous conseille tout particulièrement le premier sur le site de Libération (allez y vite avant qu’il ne soit en archive payante…), par un auteur bien connu sur ces questions : Florent LATRIVE, Net : la musique se délie peu à peu

vous pouvez également lire sur la question des DRM :

Génération nouvelles technologies : eMusic : 20 000 abonnés et 2 millions de téléchargements

Ratiatum:



Et les bibliothèques dans tout ça? Quelles offres de contenus numériques audiovisuels en bibliothèques existent? Les offres en ligne sont-elles suceptibles de rencontrer l’adhésion des publics dans ce contexte ?

Je ne le crois pas. Il me semble que la forme de ces offres de contenus en ligne dans les bibliothèques publiques est déjà obsolète et que nous nous devons être vigilants.

Un des ateliers du récent congrès de l’ABF portait sur l’avenir de la musique en en ligne…(compte rendu complet ici) Il a été plusieurs fois cité l’expérience de Troyes.

Troyes donne accès à une plateforme de location en ligne à ses adhérents. En effet, la société Tonality propose Ithèque et facture un abonnement annuel aux bibliothèques qui peuvent proposer ce service aux adhérents. L’offre s’élargit à des contenus audiovisuels.

En réalité l’offre proposée à Troyes est très faible on parle d’un catalogue de 5 000 albums, 110 000 mp3, autrement dit rien du tout comparé à ce qu’il existe sur les réseaux P2P (pas de chiffres excats mais il circule plusieurs millions de mp3), et rien non plus par rapport à des plateformes comme eMusic : 1,7 million de titres issus de 8 500 sociétés éditrices de disques….

Si je me permet ici de critiquer ici cette expérimentation (qui a le mérite d’exister en tant que telle) c’est qu’il me semble que ce type d’offre ne correspond pas aux pratiques de nos publics (ou de nos non-publics mais nous sommes sensés les desservir aussi…)

Pourquoi moi, jeune adhérent du réseau des bibliothèques de Troyes ou de Montpellier je viendrai télécharger des mp3 depuis sur le site de la bibliothèque, alors que ce catalogue est ridicule par rapport à ce que je peux obtenir en deux clics sur la toile?

De plus, vous l’avez deviné, les fichiers transmis par la bibliothèque via Ithèque ont des DRM (les fichiers sont chronodégradables : après 3 semaines ils sont illisibles).

Moi, jeune adhérent à la médiathèque de Troyes, face à cette offre sensée être en phase avec mes aspirations (et il y a fort à parier qu’Ithèque et consorts ont été vendus comme tels aux éxécutifs des villes concernées…), non seulement je ne trouve pas tout ce que je souhaite y trouver, mais en plus, on m’impose un système de contrôle de l’usage par les DRM que je n’ai aucun mal à contourner sur les réseaux, d’ailleurs je le fais tous les jours !

Un autre projet apellé Zic-thèque m’a personnellement été présenté. Ce projet est similaire à Ithèque (le nom aussi vive le thèque à toutes les sauces ;-(). J’ai eu l’occasion d’avoir un un long échange par mail avec les fondateurs de l’entreprise. Il est ressorti la phrase suivante qui répondait à mon scepticisme quant à l’adhésion au service de la catégorie d’usagers visée:

Il est vrai que dans le document que nous vous avons envoyé nous n’en faisons pas état et que nous nous sommes concentrés sur les services que nous souhaitons mettre à disposition des médiathèques sans parler de l’utilisateur final.

Autrement dit nous construisons une offre commerciale pour capter le marché des médiathèques où une réelle demande s’exprime, mais sans penser à l’utilisateur final…ce qui me semble très pas très judicieux, voire économiquement très dangeureux…et en tout cas me pose problème à moi bibliothécaire qui suis en face de l’usager!

De son coté le PDG de Virgin média (1ère plateforme avec DRM en France) indiquait dans l’atelier de l’ABF,

VirginMega, pourrait très bien envisager dans le futur le développement d’un service d’abonnement musical en ligne à destination des bibliothèques. La technologie existe aujourd’hui « elle marche et elle est simple ».

Il sous-entend bien sûr la technologie du contrôle de l’usage…les DRM Microsoft pour ainsi dire.

A la date de ce billet, 6 bibliothèques ont adhéré à Ithèque en quelques mois, et si Virgin Media s’y met, combien demain ?

Tout cela pour dire que ces offres peuvent être séduisantes pour des bibliothécaires et des élus, c’est vrai quoi, après tout, ces entreprises s’adaptent au marché des bibliothèques (page d’accueil personnalisable, support techniques, etc.), sont politiquement porteuse ("le service public se modernise!"), gratuites pour l’usager, et, au fond le prêt physique 3 semaines pour les CD et DVD est aussi un contrôle de l’usage, alors pourquoi pas les DRM?

Justement, il faut le dire et le redire :  ce qui vaut pour le prêt physique n’est pas valable pour le numérique parce que non seulement les usages mais le modèle économique le ne correpondent pas à cette approche!

Si nous pousuivons dans cette voie qui revient à une conccurence des offres commerciales via des catalogues fermés et contrôlés, il me semble que nous allons non seulement y laisser de l’argent public mais également nous couper un peu plus encore des pratiques actuelles des 15-25 ans.

Bon ok je vois venir la question : qu’est-ce qu’on fait alors? Raté je ne suis pas Bernard Majour, je n’ai pas réponse à tout! Salut Bernard si tu me lis 😉

Je crois pour ma part à l’organisation du parcours des usagers dans la longue traîne des catalogues mondiaux, qu’ils soient p2p ou pas…Autrement dit, il ne s’agit pas de mettre en valeur nos compétences sur les contenus, plus peut-être que nos collections…

Quoi qu’il en soit nous donnerons probablement toujours accès à des collections de CD/DVD pendant un bout de temps, quant à des bases de données, sous quelles formes et avec quels services et quelle valeur ajoutées bibliothèque, bien malin qui peut le dire aujourd’hui…!

Mais j’aurai l’occasion de lancer des pistes dans un prochain billet…ici-même le 6 novembre pour être précis.

Plus généralement, les pistes correspondent à des problématiques plus générales sur le positionnement des bibliothèques à l’ère numérique…Je citerai celles-ci pour la musique, problématisées par Arsène Ott dans la synthèse du débat de l’atelier de l’ABF:

   La formation ? On imagine très bien que si les bibliothèques musicales doivent jouer un rôle dans le futur, il faudrait qu’elles soient clairement identifiées comme étant un des lieux de ressources afin de s’orienter, se documenter, se former, se divertir en matière de musique. Bref affirmer dans ce domaine une compétence qui soit clairement reconnue par le public.

   L’espace public ? Que ce soit à travers notre rôle de médiation, ou par le biais de nos implantations multiples, nous pouvons jouer un rôle sans équivalent. Proximité, connaissance du terrain, des publics, échange direct, accompagnement… etc.

   Fait de la diversité ? L’un des enjeux qui s’offre à nous est de continuer à affirmer, à travers nos collections, une diversité des esthétiques et des approches musicales. Dans toute l’étendue qui s’étale des musiques de divertissement aux musiques les plus expérimentales.

   Mutualiser des ressources et les moyens ? Toute l’étendue de l’information musicale proposée par Internet, son caractère extrêmement fluctuant ou volatile, rend indispensable une coopération professionnelle de tous les instants. Ne cherchons pas à entre en concurrence avec une offre disponible sur Internet, mais construisons une offre alternative. Ne nous lançons pas dans des projets de numérisation redondants (au sens où ils doubleraient une offre déjà disponible sur Internet ou dans une autre bibliothèque) en commettant les mêmes erreurs que par le passé en matière de catalogage partagé ou de récupération de notices.

   Les acteurs locaux ? Un des intérêts du débat est d’avoir remis au premier plan les échanges que nous pouvions avoir au niveau local avec les acteurs de la chaîne musicale.

Voilà ce billet est le plus long de l’histoire de ce blog, il synthétise pas mal de lectures de métro et de réflexions et je suis vraiment content de l’avoir enfin écrit 😉 ! N’hésitez pas à réagir, le débat est ouvert et les commentaires aussi!



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