Je savais déjà qu’on pouvait trouver des perles dans les mémoires de conservateurs de l’ENSSIB… c’est le cas ici ! Mathilde Servet de la DCB 17 propose un mémoire passionnant. A travers le concept de bibliothèque troisième lieu, très développé en Angleterre et dans les pays nordiques, mais curieusement absent des débats en France, elle livre un panorama très documenté des évolutions du troisième type lieu.
Face à la montée d’Internet et à la diversification des usages, les bibliothèques traversent une crise identitaire et tentent de redéfinir leurs missions. Le modèle de la bibliothèque troisième lieu semble caractériser nombre de nouveaux établissements. Véritables lieux de vie, centres culturels communautaires, ils fédèrent leurs usagers autour de projets culturels et sociaux. Ils proposent une offre élargie et des services novateurs. Ils n’hésitent pas à recourir à des techniques issues du marketing et s’inscrivent dans la compétition de l’univers marchand. Peut-on encore parler de bibliothèques ? Quels sont les fondements théoriques et les apports de ce modèle ? En quoi peut-il constituer une voie pour l’avenir ?
Plus loin dans l’introduction elle apporte des précisions sur la démarche :
Ce concept, emprunté initialement à la sociologie urbaine, connaît une expansion importante, sans qu’en soient pour autant examinées les caractéristiques et établis réellement ses champs d’application. L’objet de ce mémoire consistera donc à envisager ce nouveau phénomène bibliothéconomique dans sa globalité. Essentiellement présent dans les pays anglo-saxons et nordiques ainsi qu’aux Pays-Bas, le modèle de bibliothèque troisième lieu sera éclairé par le truchement d’exemples tirés de ces zones géographiques. Nous aborderons sa genèse à travers le prisme des évolutions sociétales et nous soulèverons les conflits idéologiques qui agitent la profession face aux options possibles pour l’avenir. Le débat britannique fournira à cet égard un domaine d’exploration privilégié. Nous nous pencherons par la suite sur les attributs du troisième lieu, concept mis au jour par le sociologue Oldenburg, et sa possible adéquation avec cette nouvelle génération de bibliothèques. Dans un second temps, nous illustrerons plus avant le concept à travers une sélection de bibliothèques hollandaises, qui nous semblent en présenter une incarnation particulièrement probante. Les Pays-Bas agissent en effet comme un réel laboratoire riche en expérimentations.
Voici un extrait de la conclusion :
La France n’est pas réfractaire à l’absorption du modèle de la bibliothèque troisième lieu, mais il faudra encore faire bouger les lignes et préparer le terrain culturel. Bruno Maresca met en lumière à la fin de son ouvrage que l’image des bibliothèques, leur potentiel d’attractivité, leur aptitude à être perçue également comme des « lieux de loisirs et de convivialité » sera décisif pour leur pérennité à l’avenir. Selon le sociologue, les médiathèques françaises doivent parachever leur émancipation du modèle élitiste dont elles véhiculent encore des éléments. Suivant l’évolution constatée au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou dans les pays nordiques, la mutation en « centres de la vie culturelle de proximité », qui renoncent à un mode monofonctionnel, pourrait présenter une voie de prospérité. Suivant l’évolution constatée au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou dans les pays nordiques, la mutation en « centres de la vie culturelle de proximité », qui renoncent à un mode monofonctionnel, pourrait présenter une voie de prospérité. Les bibliothèques françaises et anglo-saxonnes ou nordiques ne sont pas issues des mêmes traditions conceptuelles. (…) Il ne faut toutefois pas tomber dans les pièges que peut présenter le modèle de bibliothèque troisième lieu. S’il importe d’associer les usagers au fonctionnement, voire à la conception de la bibliothèque, de les impliquer dans la vie de l’établissement, leur proposer exactement ce qu’ils désirent pourrait s’avérer vain, si un projet d’établissement n’est pas clairement défini. Les bibliothèques ne doivent pas nécessairement céder aux sirènes de la facilité. Tout en privilégiant une accessibilité accrue, elles peuvent conserver leur rôle d’architecte de l’information, et comme le suggère Zeewald remplir une fonction « éditoriale ». Elles peuvent ainsi contribuer à éclairer la complexité du monde, à tisser des liens intelligibles, sans pour autant imposer un sens. Les bibliothèques peuvent rester des universités du coin de la rue comme le revendiquent encore les Idea Stores, où usagers et bibliothécaires interagissent en bonne intelligence. Les bibliothèques troisième lieu se veulent avant tout des établissements centrés sur les besoins de leurs usagers.
Je suis assez d’accord avec cette conclusion que l’on pourrait résumer par : les bibliothèques peuvent être (et sont déjà) des lieux attractifs, plus en phase avec les pratiques des usagers sans renoncer à diffuser et recommander des contenus exigeants. En gros on doit pouvoir à la bibliothèque aussi bien jouer à la wii tout comme aller à une conférence/atelier de philosophie. 🙂
Personnellement je pense qu’il aurait fallu développer la relation entre médiation des contenus et aménagements, médiation simplement cités comme « fonction éditoriale » de la bibliothèque. En outre, les services en ligne ont été écarté de manière très claire dès l’introduction :
Nous avons toutefois volontairement écarté du champ de notre travail les collections et services proposés en ligne par ces bibliothèques, parce que c’est davantage leur ancrage physique qui nous intéresse.
Il me semble que ce choix est critiquable, parce qu’il repose que une séparation (tenace !) entre le réel et le virtuel, entre le lieu-bibliothèque et les contenus/collections qu’elle propose… Cette séparation (on peut traiter l’un sans l’autre) ne me semble problématique. C’est d’ailleurs une critique que j’avais faite à Xavier Galaup par rapport à son mémoire sur les usagers co-créateurs de services lorsqu’il parle de « services non-documentaires » dans la bibliothèque.
Les services non documentaires sont des activités indépendantes de l’offre documentaire mais liés aux missions culturelles, éducatives et sociales de la bibliothèque.
Pour moi le lieu bibliothèque et les services qu’il propose doivent reposer sur un juste équilibre entre collections et publics : c’est leur raison d’être. Ces « services » ont une fonction de médiation de la sélection documentaire faite par les bibliothécaires (voir ce court billet sur ma conception d’une bibliothèque). Donc, l’action culturelle et les partenariats sont des éléments de médiation, des moyens pour atteindre les objectifs poursuivis, ceux de contribuer à la formation initiale et continue. Ce qu’on appelle action culturelle, c’est un élément parmi d’autres de l’activité de médiation, parmi les bibliographies papiers, les contenus/services numériques à développer ET l’aménagement du bâtiment qu’est la bibliothèque.
Il me semble qu’il aurait été utile de développer dans ce mémoire, l’approche de l’expérience-bibliothèque dans ses liens aux contenus. La valorisation est envisagée sous forme de dispositifs physiques (mini-exposition thématiques, etc. voir page 55) sans jamais montrer clairement que ces dispositifs tangibles reposent sur des projets d’implication de bibliothécaires et d’usagers dans des contenus.
Au fond, que les formes de médiation proposées soient numériques et/ou physiques n’est pas vraiment important, et peut surtout contribuer à apporter une réponse aux interrogations que le mémoire pose très bien sur les « dérives » d’une bibliothèque qui devient un lieu de vie (comme un bistrot !) et oublie sa relations auX savoirS… Cet équilibre ne sera-t-il pas le défi des prochaines années ?
Bon ceci dit, ce mémoire est aussi passionnant parce qu’il permet de donner un nom à une tendance diffuse et de porter le débat dans le monde francophone. 🙂