La bibliothèque par correspondance : réinventer la proximité ?

Selon cet article du Library Journal, au moins trois bibliothèques américaines expérimentent un service de prêt/retour par courrier postal, à domicile. Il s’agit des bibliothèque suivantes : Burlington County Library, Gloucester County Library, et la Princeton Public Library.

Bien sûr certaines bibliothèques françaises proposent déjà des services de prêts à domicile, mais vers des populations spécifiques, comme des personnes âgées par exemple.

Ces bibliothèques américaines expérimentent bel et bien des services de prêt à domicile ouverts à tous permettant l’emprunt de tous les supports proposés dans les collections. Par exemple, le service de la Burlington Public Library s’appelle Library in a bag !

Alors comment ça marche ?

Pour en profiter, il faut s’inscrire à la bibliothèque. Il suffit ensuite de sélectionner les documents à partir du catalogue ou de faire une demande par téléphone. Les documents (tous supports) seront envoyés très vite s’ils sont disponibles et avec un délai dans le cas contraire. Dans chaque envoi (effectué dans un sac en Nylon de couleur turquoise) se trouve un bon de retour permettant l’envoi du paquet par l’usager via les services postaux. La bibliothèque précise qu’elle préfère que les usagers retournent les documents dans les boites de retour ou directement dans les bibliothèques. Le renouvellement des prêts est possible en ligne ou par téléphone.

La Burlington Public Library précise que 78% des prêts concernent des livres, le reste se répartissant entre DVD et audiolivres, tendances confirmées par les deux autres bibliothèques du programme. (logique non ?)

Notez que la bibliothèque de Princeton est en phase de lancement d’un service similaire : Library by mail. A voir les chiffres de ces expérimentations, il est clair que le public en redemande, même s’il faut toujours un peu se méfier des évaluations proposées par les porteurs de projets…

Ces services n’ont rien à envier à leurs équivalents commerciaux, qui proposent eux aussi des forfaits prêt/retour gratuit pour l’utilisateur en échange de quelques $ par mois. Cela est rendu possible par un financement mutualisé et mis en œuvre au niveau régional. Les coûts pour la Burlington Public Library sont pour l’instant les suivants : environ 4 000 $ en fourniture, 15 000 $ en sacs et frais postaux, ce qui représente un peu moins de 2,5 $ par colis et  d’1 $ par document emprunté. Il ne semble pas que le calcul prenne en compte le temps de travail des agents. Le rythme est en augmentation et représente une soixantaine de colis envoyés par jour pour le mois le plus actif.

L’ensemble du budget alloué pour cette expérimentation est de 50 000 $ par an. La bibliothèque de Burlington envisage dans l’avenir d’ajouter de la publicité sur les sacs pour financer ce service… :roll:. Si ces budgets ne semblent pas excessifs à cet échelle, le recul manque pour en évaluer les coûts réels en « rythme de croisière ». Il serait alors intéressant de mettre en relation (prudemment) ce chiffre avec le coût de l’achat + entretien d’un bibliobus…

Très difficile aussi d’évaluer l’impact réel de ce type de service, puisqu’il est en plein lancement. Les quelques chiffres proposés par les bibliothèques montrent que le service rencontre son public, que les envois sont en pleine augmentation pour culminer après 8 mois pour la bibliothèque de Burlington a environ 14 000 documents ce qui ne représente que quelques % de la collection, mais en très forte augmentation. Précisons que le territoire desservi par la BCLS comptait 450 000 personnes en 2005, selon le site officiel.  Le réseau est constitué d’une une vingtaine de bibliothèques.

Reste à savoir, mais je n’ai pas trouvé d’information à ce sujet, si les usagers (customers) qui utilisent ces services sont de nouveaux usagers du réseau (ou pas et dans quelle proportion) qui l’utilisent par commodité, ou s’il s’agit de l’élargissement (et de quelle importance) d’une population qui ne peut pas se déplacer pour une raison ou pour une autre… Bon, j’ai envoyé un message aux responsables pour BPLS, si j’ai une réponse, je ferai une mise à jour du billet.

La FAQ signale que le service fonctionne grâce à un logiciel de gestion qui se nomme Endicia interfacé à Dynix Horizon 7.32 et à la base des abonnés. Comme l’inscription en ligne est possible en ligne et en intégralité pour cette bibliothèque, oui oui, il est bel et bien possible d’utiliser les services de cette bibliothèque sans jamais y mettre les pieds de sa vie !

Étonnante constatation qui ne manquera pas d’effrayer tous les bibliothécaires qui se rassurent en louant les vertus du lieu-bibliothèque comme dernier rempart contre la dématérialisation galopante et le chacun chez-soi et qui seront tenté d’extrapoler vers un futur sans bibliothèques, un futur sans lieux… sans relations humaines… 🙄

A ceux là, j’ai envie de dire changez de métier, songez à l’idée suivante : une bibliothèque comme lieu est d’abord un moyen de rendre un service, un équipement autour d’un ensemble de missions. Le lieu, l’architecture de la bibliothèque n’est qu’une « installation » permettant de rendre un service : celui de diffuser des savoirs, provoquer des sérendipités faciliter l’accès pour tous, dans une perspective de « changement social » aux côtés des autres politiques publiques (éducatives, en particulier, mais pas seulement).

Ce qui me semble très intéressant ici, c’est que les bibliothécaires américains commencent à comprendre (nous ne parlons ici qu’à partir de quelques expérimentations, pas d’un tsunami de bibliothèques par correspondance !) que ce n’est pas le lieu qui prime mais le service rendu à une population. En outre, rien n’empêche d’envisager ici des médiations sérendipités par correspondances, par exemple en glissant quelques bibliographies enrichies ou quelques documents surprises dans les colis…! 🙂

Le lieu-bibliothèque n’est donc pas une fin en soi, mais bien un dispositif territorial, une modalité d’accès aux services que proposent les bibliothèques. La bibliothèque comme troisième lieu, pour reprendre l’heureuse expression diffusée en France par Mathilde Servet, ni même comme lieu tout court, n’est pas non plus une fin en soi ! Il faut bien entendu parler de complémentarité avec d’autres services.

Encore faudrait-il que nous perdions nuancions une habitude française de mesurer à la fois les pratiques culturelles de la population à sa fréquentation de lieux, et la qualité de nos politiques culturelles, en caricaturant à peine, au nombre d’équipements sur un territoire (le maillaaage territoriaaaal, tant vanté, si peu évalué 🙄 ).

Évaluer les services d’une bibliothèque devient de toute façon assez complexe alors que le thermomètre traditionnel de la fréquentation doit être tordu, voire affuté, voire refondu pour prendre en compte des accès distant et des usages in situ ou en ligne…

Quelques bibliothèques essaient a minima de quantifier des accès distants. Par exemple, que le rapport annuel 2008 des bibliothèques lyonnaises (pdf) propose aux élus le schéma suivant mettant en rapport les entrées dans le bâtiment et les visites sur le site web :

Il n’en reste pas moins que les questions posées par des services de bibliothèques par correspondance sont légitimes tant elles interpellent à la fois les bibliothécaires et les élus locaux. En effet, une municipalité va-t-elle construire demain une bibliothèque en connaissant ces chiffres suivants du DEPS dans le dernier Pratiques culturelles des Français ?

Vous lisez bien : en 2009, 72% des français n’ont jamais mis les pieds dans une bibliothèque dans les 12 derniers mois, soit 3% de plus qu’il y a 10 ans… Encore faut-il nuancer ce chiffre avec Thierry Giappiconi et préciser que la fréquentation mesurée ici ne dit rien du type d’usager (inscrit? inscrit actif? « séjourneur? ») ni de ses motivations. Ce chiffre se contente de mesurer des accès aux bibliothèques publiques et non leurs impacts, sans tenir compte des bibliothèques scolaires, universitaires, spécialisées… A prendre avec des pincettes donc, mais à prendre quand même !

Fort de ces éléments, il est clair que le prêt par correspondance représente une complémentarité intéressante aux autres services de la bibliothèque, de nature à en développer des impacts. Je ne crois pas du tout pour ma part à la tentation du remplacement des bibliothèques par des services de prêts par correspondance sans lieux, les bâtiments ayant bien entendu une utilité électorale politique et sociale qui va bien au delà de l’activité de prêt de documents (travail sur place des étudiants, drague des jolies filles, etc.)

Peut-être même le prêt/retour par correspondance peut-il servir au contraire à appuyer le développement des bibliothèques en quantifiant et en géolocalisant sur un territoire une activité reconnue comme partie intégrante de nos fonctions (le prêt-retour). J’ai tendance à penser que géolocaliser sur une carte des prêts par correspondance sur un territoire est de nature à convaincre des élus des impacts de l’activité de la bibliothèque, au même titre qu’une carte des usagers-internautes qui utilisent les ressources numériques mises à disposition… (mais ce n’est qu’une intuition).

Le bâtiment qu’est la bibliothèque devient alors, en plus du dispositif permettant de mettre en relation des gens et des documents (pour faire simple), une base stratégique pour développer le même service par correspondance, sur un territoire.

La principale difficulté est alors celle d’ARTICULER des services à la fois dans des dimensions locales, à distances, globales et… « par correspondance ». Sacrés défis !

Réinventer la proximité, c’est bien de cela dont il s’agit et je rejoins les réflexions de Bertrand Calenge dans ce très intéressant billet que je vous recommande :

Parler de proximité, est-ce en dernier objectif vouloir que la population fréquente les espaces de la bibliothèque – et de préférence consulte ou emprunte les collections soigneusement disposées? Ou n’est-ce pas un renversement de perspective : parler d’une proximité qui déplace les services de la bibliothèque – collections comprises – au plus près de la population dans son cadre d’activités familiales, professionnelles ou sociales, sans nécessairement vouloir que ce cadre intègre le lieu bibliothèque voire s’y déplace ?

L’exigence de proximité signe la montée en puissance du territoire, ce fondement essentiel de la bibliothèque, devenu toujours plus prégnant au fur et à mesure qu’Internet permet des “consommations culturelles” domiciliaires donc irrigue ce territoire humain au plus près de ses habitants. Mais elle signale aussi une révolution copernicienne : le territoire ne tourne plus autour de la bibliothèque – du moins vu du point de vue des bibliothécaires -.

Cette révolution propose un rôle supplémentaire à la bibliothèque : l’exigence de déplacement, voire l’ubiquité. Et le lieu bibliothèque, ses processus et son organisation doivent dans cette configuration être pensés aussi (mais bien sûr pas uniquement) comme une base stratégique d’action en direction des publics du territoire… sans nécessairement vouloir les y ramener.

NB : Au fait, j’ai trouvé le lien vers cet article du Library journal sur le très intéressant fil de veille de Tosca Consultants publié sur la page facebook de l’entreprise et sur le twitter de Marc Maisonneuve. Merci à lui ! 😉

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