Bibliothèques et université populaire en milieu rural, interview de Renaud Aioütz

Il m’a semblé intéressant de poser quelques questions à Renaud Aïoutz, directeur d’un réseau de bibliothèques en milieu rural. N’y voyez pas du copinage (quoique, je l’admire beaucoup!) mais plutôt une manière de montrer une des facettes de notre métier en donnant la parole à ceux qui le font. L’occasion de rappeler que l’engagement pour la diffusion des savoirs n’est pas proportionnel à la taille des bibliothèques qui le mettent en œuvre. Merci à Renaud pour ses réponses ! (c’est moi qui souligne). Je vous invite à suivre son blog et son compte twitter.

Tu es directeur des bibliothèques municipales de Tence, Saint-Jeures et Le Mazet-Saint-Voy, a quoi ressemble le quotidien d’un directeur de bibliothèques rurales en 2010 ?

Disons que chaque jour, le quotidien est à réinventer voire se réinvente… il est donc difficile de dire à quoi ressemble une journée type, et là est tout le charme.

Je passe rapidement sur le fait qu’un bibliothécaire dans une petite structure en territoire rural fait de tout : plages d’accueil du public, lecture pour des tout-petits ou des résidents en maison de retraite, gestion administrative, acquisitions, référent auprès des élus ou des partenaires mais aussi dépannage informatique (y compris à domicile une fois, mais on m’a payé en “saucissons maison”) et sans oublier pelletage de la neige l’hiver pour que les lecteurs puissent entrer ! Pour ceux qui connaissent, je suis sur l’un des territoires filmés par Raymond Depardon dans Profils Paysans. Paul Argaud, le paysan vieux garçon au mégot et aux chevaux longs, perché sur son tracteur, je le vois chaque fois que je me rends à Freycenet de St-Jeures, l’une de mes 3 bibliothèques. C’est dire si c’est paumé !

Ce qui me semble plus intéressant à mentionner, au-delà de cet aspect pittoresque, c’est que, malgré la modestie des structures et des moyens, prennent sens et corps la plupart des questionnements et des expérimentations de notre profession. Confrontés à des besoins variés, à des populations diverses et au paradoxe des politiques publiques actuelles, il faut bien agir. En milieu rural, la bibliothèque est souvent le seul lieu culturel ouvert à l’année, en entrée libre (bien qu’hélas rarement gratuite pour le prêt mais avec des montants vraiment symboliques). Or l’on se trouve dans la situation où nos campagnes (en tout cas celle qui m’accueille) se repeuplent, avec des publics aux attentes renouvelées, et dans le même temps, les services de l’état se retirent et les collectivités voient leurs budgets de plus en plus contraints… C’est une contradiction qu’il faudra bien surmonter.

Comment envisages-tu l’avenir des petites bibliothèques à l’heure où une offre gigantesque de livres est disponible chez les libraires en ligne ? Comment convaincre des élus de continuer à y consacrer des moyens ?

Ce qui m’inquiète n’est pas vraiment les librairies en ligne ni même le développement des ebooks. D’abord parce que le modèle “économique” est très différent entre les principes de mutualisation et d’accès pour tous sur lesquels reposent nos bibliothèques et le modèle des librairies (en ligne ou pas) qui, nonobstant le fabuleux travail de beaucoup d’entre elles, restent d’abord un commerce.
Ce qui m’inquiète en bibliothèques est plutôt notre manque d’anticipation et la dispersion de nos moyens. Je m’explique :

1. sur la dispersion : malgré certains efforts (notamment des dispositifs d’aides des BDP), on reste sur un schéma de développement des bibliothèques très “querelles de clochers”. Même quand la lecture publique est transférée aux intercommunalités (ce qui reste non majoritaire chez moi), elles sont de tailles insuffisantes au regard de leurs missions et leurs territoires ne correspondent que rarement à un vrai bassin de vie et de travail. C’est pourquoi je plaide pour des réseaux étendus afin de mutualiser tout ce qui peut l’être, de constituer des équipes avec de vraies spécialisations et compétences, d’accéder à des moyens financiers plus importants et de prendre mieux en compte la réalité des déplacements des habitants et donc de leurs fréquentations d’équipements culturels. A l’heure des réseaux, nos bibliothèques si peu “en réseaux” sont des contre-sens, voire parfois du gâchis.
2. sur le manque d’anticipation : on construit encore des bibliothèques sur un schéma “années 90”. La critique est aisée, je sais, et quand on se retrouve dans la programmation, on sait qu’il faut bien partir de bases bien éprouvées pour déterminer des m2, du mobilier, un budget etc. Mais le modèle de la collection coeur de la bibliothèque est à revoir, on le sait. Or on est sûrement plus à l’aise pour expérimenter en milieu rural (moins de pression, échelle plus propice aux tests etc.). Alors pourquoi ne pas davantage en profiter pour penser la “bibliothèque troisième lieu” pour reprendre le beau sujet de Mathilde Servet ? Mais pour cela, plus que des m2 ou des budgets d’acquisition costauds, il faut du service, c’est-à-dire du personnel qualifié. C’est là où le bat blesse et où on rejoint mon premier point : le manque de moyens lié en partie à la dispersion des forces. Pour pasticher l’expression de B. Strainchamps que j’aime beaucoup (”Derrière l’écran, il y a un libraire”), il faut que nous affirmions nous aussi que “derrière les m2 ou les collections, il y a un bibliothécaire”.

On est en train d’essayer de fédérer des initiatives (notamment autour du numérique) à l’échelle du Pays (tout l’est de la Haute-Loire). Et là je trouve que ça a du sens et qu’on trouve une échelle d’action à la hauteur des enjeux auxquels nous sommes censés nous intéresser.

Tu as travaillé longtemps à la Bibliothèque de Fresnes, qu’as-tu conservé dans ta pratique professionnelle de l’approche des politiques documentaires mise en oeuvre par Thierry Giappiconi ?

Bon d’abord tout simplement le goût pour les politiques documentaires. Quand j’ai commencé à Fresnes, Thierry Giappiconi, membre actif de Pol Doc, travaillait à l’adaptation du Conspectus en France, à Fresnes. Quoi qu’on puisse penser de l’outil, c’est toujours très enthousiasmant et très formateur en début de carrière d’être associé à ça. On rencontrait des bibliothécaires américains, on essayait de transposer ça chez nous, en étant fidèles à l’esprit plus qu’à la lettre puisque les contextes et les modes de gestions ont des différences notables. Je remercie beaucoup Thierry de m’avoir impliqué dans cette expérience très enrichissante.
Et je remarque, aujourd’hui que je fais partie de la commission diffusion du CNL, que cette notion de politique documentaire parfois décriée au début, est maintenant une évidence.
Ensuite j’aime assez cette manière de ramener constamment le débat au niveau des objectifs de politique publique. Les outils de politique documentaire sont au service de ces questionnements sur les missions et les publics. Après je crois qu’il ne faut pas confondre fins et moyens et il y a mille manières de mettre en musique, dans les collections et au-delà, les objectifs définis.
Enfin, je suis sur la même ligne que la bibliothèque de Fresnes sur le positionnement de la lecture publique qui ne peut se résumer à la seule politique sectorielle de la culture. Notre rôle a trait aux politiques publiques de la culture certes mais aussi du social, de l’enfance, de l’éducation, de l’économie etc. Cela semble évident pour la plupart de nos collègues je pense, mais le problème est que la sectorisation des politiques publiques fait que les bibliothèques ne sont souvent de fait pas associées à ces autres actions. Nous venons par exemple de mettre en place un partenariat avec la Mission Locale de l’Yssingelais. Les jeunes suivis seront reçus à la bibliothèque pour leur atelier de recherche d’emploi. Nous pourrons ainsi leur présenter la bibliothèque et ses ressources, mieux cerner leurs besoins pour pouvoir y répondre, et, grâce à une comédienne et un sophrologue à qui nous prêtons nos locaux gracieusement pour leurs activités, proposer à ces jeunes quelques séances de gestion du stress et de pose de la voix.

Tu coordonnes le projet PULP, Petite Université populaire et Libre et populaire de Tence, peux-tu nous présenter ce projet ?

La Pulp est née en 2006 à Tence, parrainée par Pierre Brunel, un ancien professeur devenu un ami. Mouvement d’éducation populaire dont l’objectif est la transmission de savoirs pour tous (sans distinction d’âges, de diplômes ou de classes sociales), Pulp fait partie du réseau des universités populaires indépendantes et alternatives se situant dans le sillage de l’initiative de Michel Onfray à Caen.
Tous les conférenciers sont bénévoles, ce sont des vrais militants, en plus d’être souvent de sacrées pointures dans leurs domaines
Bien sûr, on ne peut prétendre faire vraiment oeuvre d’éducation populaire avec une date par mois, d’octobre à avril. Mais notre but est de susciter la curiosité, le débat, l’envie d’aller plus loin et surtout d’être une proposition en contrepoint de l’offre ambiante en milieu rural.
Et en 4 ans, ça a pris puisque nous avons entre 100 et 170 auditeurs, personne n’y croyait au début ! Un village voisin a même lancé une initiative similaire mais l’été.
Je me souviens de certains réflexions de locaux qui disaient que des professeurs comme ceux que j’invitais ne viendraient pas parce que eux, les locaux, ne valaient pas qu’un intellectuel comme ça se déplace pour eux. Un complexe d’infériorité très présent dans les mentalités en milieu rural !

Quels sont les liens entre bibliothèques et universités populaires selon toi ?

Les liens sont nombreux, tant dans les valeurs que dans les modalités d’actions. D’ailleurs, beaucoup de bibliothèques font office d’UP en proposant des cycles de conférences très prisés et très intelligents. Mais beaucoup d’UP permettent aussi d’entrer en contact avec une pensée de manière parfois plus accessible que les collections d’une bibliothèque !
Non, là où je crois que nous nous retrouvons entre les UP et les bibliothèques, c’est dans le fait de ramer à contre-courant par rapport à l’offre générale. Nous misons sur l’intelligence, sur le temps long, sur la transmission d’un savoir avant tout débat, sur des parcours de lecteurs tous singuliers. Et, bibliothèques comme UP, nous misons également sur le nécessaire partage de ce savoir, dans une perspective démocratique mais aussi dans une perspective de plus grande compétitivité d’une population formée. C’est un peu l’idéal de l’école de la 2e chance.
La seule chose qui me manque dans ma bibliothèque et que je retrouve à Pulp, c’est le plaisir d’une parole vivante, d’un souffle, d’instants où on sent qu’il passe quelque chose de fort entre le conférencier et le public. Le bonheur du don et du partage ! Je me verrais bien un jour faire un break de quelques années comme bibliothécaire pour ne m’occuper que d’un cycle de conférences-débats, mais plus étoffé.

Si c’était à refaire, serait-tu à nouveau bibliothécaire ? 😉

Je prends beaucoup de plaisir dans mon métier et je suis très heureux de le faire.
Mais pour répondre à ta question, en fait et je ne dis pas ça pour faire folklorique, c’est sincère, j’aurais beaucoup aimé être berger, et faire les transhumances. Marcher des journées entières sans voir autre chose que les montagnes (et les moutons !). Mais bon je crois que ma femme et mes 3 enfants ne seraient pas d’accords… alors…
Cela étant, pour avoir parler avec certains d’entre eux lors de randonnées, ces hommes sont à contre-courant de notre modèle de société et ont de plus en plus de mal à combiner leur mode de vie et de travail avec les nôtres. C’est un peu ce qui m’inquiète le plus, que notre société laisse de moins en moins de place et de possibilités aux vies “en marge” du modèle dominant…

Silvae

Je suis chargé de la médiation et des innovations numériques à la Bibliothèque Publique d’Information – Centre Pompidou à Paris. Bibliothécaire engagé pour la libre dissémination des savoirs, je suis co-fondateur du collectif SavoirsCom1 – Politiques des Biens communs de la connaissance. Formateur sur les impacts du numériques dans le secteur culturel Les billets que j'écris et ma veille n'engagent en rien mon employeur, sauf précision explicite.

4 réponses

  1. Nicolu dit :

    Interview très intéressante, d’un personnage très intéressant… il oublie de parler du site web du RISOM qui est, à mon sens, un des sites web de bib les plus réussi, ergonomique et agréable… et dieu sait que c’est difficile d’arriver à un résultat pareil… avec des outils libres soit dit en passant (Spip+PMB).

  2. @Nicolu : merci pour ces encouragements, c’est vrai qu’on en a pas parlé mais Silvère avait annoncé le plugin SPIP pour PMB dans un précédent billet.
    C’est un projet modeste au demeurant, c’est-à-dire que je suis contraint de le faire avancer à un rythme aussi soutenu que je l’aurais souhaité. Au fur et à mesure de la mise en place de nouveaux web services PMB et de leur intégration dans le plugin SPIP, les fonctionnalités évoluent. C’est encore loin d’être parfait (bon ça c’est impossible de toute façon) ou complet, mais on ne rougit pas de notre solution. J’encourage celles et ceux qui veulent que ça bouge plus vite à utiliser ou développer cette solution (et ça nous profitera aussi) voire à développer un plugin pour d’autre CMS, ça sera toujours positif (un plugin PMB pour Drupal vient d’être lancé).
    L’ergonomie est en grande partie due à l’œil de notre graphiste, Thomas Rosset, assez attentif à ça. Je lui transmets vos éloges fort sympathiques ! A bientôt,

  3. Stella dit :

    Merci pour cette interview absolument passionnante sur le quotidien et les enjeux des bibliothèques en milieu rural !
    J’envisage chaque jour davantage d’aller exercer en milieu rural, loin des égos sur-dimensionnés et des lourdeurs administratives (qui existent partout, mais plus fréquemment dans les communes des grandes agglomérations), et cette interview de Renaud Aïoutz me conforte dans ce projet.
    Et merci pour ce blog toujours aussi passionnant 🙂

  4. @ Stella : je suis un peu gêné par vos compliments (faut dire surtout que Silvère est un bon interviewer, il pose les bonnes questions et n’impose pas un format ou des coupes qui dénaturent le propos). Toujours est-il que le monde rural a besoin de gens comme vous, donc n’hésitez pas à franchir le pas si vous en avez un jour la possibilité et l’opportunité. Au plaisir,