De la finitude du livre enrichi

J’ai participé récemment à la Bpi à un focus groupe autour de la notion de « livre enrichi » à partir du travail de Leezam, avec qui la Bpi travaille. Leezam édite des livres pour Ipad et propose aussi une librairie numérique. Ce fut l’occasion de réunir des gens intéressés par l’édition numérique (éditeurs, informaticiens, etc.) et de se poser un certain nombre de questions. La séance était animée par Christophe Evans, sociologue du service Etudes et Recherche. Les échanges ont été très intéressants puisqu’à la question de savoir ce que l’on met derrière la notion de livre enrichi, les réponses furent très diverses. De mémoire, il s’agissait à la fois de médias (son et vidéos) insérée, mais aussi de connexions, de liens, d’interactivité, de graphisme et d’interface. A tel point d’ailleurs qu’on était tout simplement en train de réinventer le web ! Par exemple, si l’on observe ce que propose Libroid, on est entre l’application et le navigateur web non ? En poursuivant la discussion, je me suis rendu compte que beaucoup de participants (j’en étais) accordaient une importance très forte à l’expérience suscitée par les livres proposés mais aussi et ça je ne l’attendais pas, à la finitude de cette expérience. Un des participants, (que vous pouvez suivre sur Twitter ici) a employé l’expression de nouvelle « économétrie du livre » pour désigner les signes extérieurs (pagination interactive, navigation) permettant d’appréhender l’expérience dans le temps mais aussi dans l’espace de la page (de l’écran d’Ipad).Ce qui constitue « le livre enrichi » comme livre, à la différence d’un site web par nature interconnecté semble ainsi être la perception de sa finitude. Voilà qui est directement hérité de l’habitude de l’objet fini qu’est le livre imprimé comme l’exprime cet autre participant au focus groupe sur son blog :

Plus significatif mais également plus difficile à traiter, le problème d’un outil de mesure pour le livre numérique. En rayon le livre s’estime et se mesure d’un coup d’œil : lourde et écrite en petits caractères, l’œuvre papier dispose des moyens de choisir son lecteur, ou du moins plus exactement d’exclure ses non-lecteurs (l’allégorie n’est pas de moi). Pour une œuvre numérique au contraire, peu d’indices vous permettent d’évaluer la taille et la complexité du livre : mise en page dynamique selon la taille d’affichage choisie et donc nombre de pages variable, absence d’épaisseur. Comment mesurer le livre numérique : faut-il privilégier l’unité de mesure minimale, le caractère ? peut-être le mot ? ou une durée de lecture moyenne ?

Il est intéressant de voir combien cela reste important au point de devoir se traduire ergonomiquement (selon les conseils du groupe à Leezam dont les livres n’avaient même pas de table des matières ni moteur de recherche) par une barre de navigation permettant de positionner un parcours de lecture. Pour les médias audiovisuels « associés » (le terme même d’associé indiquant que le texte est encore le roi des médias), « savoir à quoi l’on s’engage » c’est obtenir d’emblée sur l’interface l’indice de la durée d’une vidéo ou d’un extrait sonore inséré. Quant à la question de l’interactivité et de la lecture sociale, je ne suis pas loin de partager le point de vue de René Audet et d’affirmer que l’on est là encore dans la nécessité d’un projet éditorial même si je suis loin d’ignorer le potentiel d’une sociabilité du livre. Quoi qu’il en soit, elle n’est presque pas apparue dans le groupe à l’évocation de cette notion de livre enrichi, elle n’a pas été perçue comme nécessaire. Ainsi un « livre numérique enrichi » aurait à voir avec une expérience (intellectuelle, artistique, etc.) issue d’un choix éditorial traduit dans une entité numérique rendant lisible sa propre finitude dans le temps et dans l’espace. Attention, je ne prétends surtout pas définir une fois pour toute le « livre numérique », si tant est qu’il existe, mais je veux juste pointer que pendant quelques décennies encore nous aurons besoin, je crois, de cette finitude lisible et l’associerons au mot « livre »… Peut-être même que la précision de ce que définit le mot livre sera inversement proportionnelle aux conséquences symboliques, économiques et sociales et de son emploi pour tel ou tel objet numérique pouvant tout aussi bien être nommé application, serious game, ou tout simplement vidéo…! François Bon pose la vraie question, qui n’est peut-être pas de savoir ce qu’est un livre (numérique, enrichi etc.), mais bien comment perpétuer le rapport au monde induit par le livre, au delà du mot :

Alors avons-nous même besoin du mot livre ? Il est, sur une longue période historique, la forme matérielle privilégiée pour la transmission d’une relation réfléchie au monde, incluant donc d’emblée des éléments hétérogènes au texte. Lorsque ces formes matérielles s’ouvrent à d’autres modes d’existence matérielle, c’est cette relation réfléchie au monde qui devient le fondement de nos recherches. Et la problématique pour les acteurs de ce qui concerne le livre, si elle part d’une nécessité – le livre dans sa forme actuelle, au regard de la transmission et de la représentation, est dépositaire de bien au-delà que lui-même –, ne devrait pas être tant d’examiner la justification éventuelle de la forme ou du mot livre dans la configuration bouleversée, que d’examiner comment construire ce « bien au-delà que lui-même » dans des formes d’organisation qui n’incluent pas forcément l’objet livre.

Silvae

Je suis chargé de la médiation et des innovations numériques à la Bibliothèque Publique d’Information – Centre Pompidou à Paris. Bibliothécaire engagé pour la libre dissémination des savoirs, je suis co-fondateur du collectif SavoirsCom1 – Politiques des Biens communs de la connaissance. Formateur sur les impacts du numériques dans le secteur culturel Les billets que j'écris et ma veille n'engagent en rien mon employeur, sauf précision explicite.

12 réponses

  1. Merci Bibliobsession pour cet article qui apporte encore un autre regard sur les échanges de ce groupe de lecture., mais également pour la citation, pour m’avoir fait découvrir Libroid (dont les livres non-imprimés me semblent une belle approche du livre enrichi), et enfin pour la réflexion pleine de sens de François Bon citée à la fin de l’article.
    Bonne continuation !

  2. B. Majour dit :

     
    Re-bonjour
    Ah oui, tu n’imaginais pas la « finitude » d’un document, d’un livre.
    Et pourtant, tu uses de citations en continu… première finitude qui aurait dû te mettre la puce à l’oreille.  🙂
    Si on fige un texte, c’est aussi pour pouvoir s’y référer. Si on utilise les mots d’un dictionnaire avec des définitions « finies » (au moins à une époque donnée), c’est aussi pour échanger sur des bases communes.
    La finitude, c’est la seule garantie d’échanges possibles.
    Et si on a du mal à échanger avec des schizophrènes, c’est que leur monde évolue sans cesse par rapport au nôtre 🙂 Les bases communes s’éloignent.
     
    Ce qui m’amène à dire : on ne construit pas sans fondations, ni sans rangées de briques les unes au-dessus des autres.
    Le savoir n’est pas une zone mouvante, c’est une zone de stratifications.
    Et quelque part, les bibliothécaires sont les collectionneurs/dépositaires de ces stratifications.
    Autant, avec le papier, la tâche de préservation était difficile, autant avec le virtuel, elle me semble plus facile… Tant qu’on ne cherche pas à collationner un deuxième Web dans le Web 😉
    Vouloir tout conserver, c’est une ambition schizophrénique.
    Là aussi, on doit parler de finitude, pour que la bibliothèque devienne un livre ouvert sur le monde. Un livre avec du sens. Et, peut-être, un livre avec de l’ambition et des objectifs confirmés. (Afin de maintenir des bases communes entre les générations ? A fin d’autres choses ?… finitude.)
    Des objectifs confirmés, circonscrits, délimités… finis ! 😉
    Sinon, on ne peut jamais les atteindre.
     
    Cette finitude documentaire nous replace au coeur de notre métier, non ?
    Bien cordialement
    Bernard Majour
     
    P.S. Je note Leezam, Ipad… oh, oh ! Je comprends mieux un certain choix de matériel. 🙂

  3. Bonjour Silvère, et merci pour la mention/le lien 🙂
    Concernant la définition proposée (belle, au passage), je crois qu’elle tient lorsqu’il y a un geste éditorial. Car l’expérience de la finitude est de plus en plus perceptible sur le ouèb avec les sites qui jouent le jeu de la transparence, l’une des conditions de la co-création de valeur. L’économétrie permet plusieurs choses à la communauté : faire l’épreuve de ses frontières, l’exercice de ses fonctions à l’intérieur des cadres et le sentiment, pour chaque utilisateur, lorsqu’il mène une action, de la voir compilée statistiquement dans un tableau de bord clairement visible (c’est ce que fait Babélio ou Jamendo). La transparence est ici l’exhibition des coulisses d’un site (le « faire » du site n’est que le « faire » des utilisateurs, veut-on nous faire croire).
    L’économétrie d’un livre (nombre de pages, barre de progression, etc.) rend donc compte d’une finitude, mais qui n’est pas propre au livre enrichi. Par ailleurs, cette économétrie est variable : il suffit de changer la police d’une page pour que l’épaisseur du livre (le nombre de ses pages) soit repensée. Certes, dans tous les cas, nous avons besoin d’une finitude (la liste est une traduction anxiogène de ce besoin d’épuiser le monde). Mais cette finitude doit être un geste éditorial mené par l’éditeur. En laissant ainsi le lecteur libre de son parcours, de son économétrie, de sa rentabilité, on le prive de la richesse de la contrainte, le condamnant à être libre. Ce qui pourrait alors changer, ce sont les catégories permettant de se souvenir d’un texte (épaisseur, nombre de pages), qui deviennent ici flottantes, et la capacité à bien parler du « même » texte.
    Quelles solutions ? Ces catégories pourraient devenir plus vivantes et renvoyer à des lieux (tel nombre de pages pour tel nombre de rams de métro), des situations, des émotions, dont les algorithmes de recommandation, rêve d’un monde sans geste humain, dans une traduction peut-être illusoire de soi à soi, rendent aujourd’hui compte.

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