Médiation numérique : réappropriation vs autonomie

Je n’ai pas assisté physiquement (avec regrets) aux Assises de la médiation numérique en Corse qui viennent de s’achever. En revanche j’ai été très impressionné par le dispositif numérique de suivi avant, pendant et après ces assises dont vous trouverez une page récapitulative ici, c’est signé Artesi Ile-de-France, chapeau! Très admiratif aussi de la manière dont la participation collective est sollicitée pendant l’évènement, par exemple par l’usage de Lino, outil de post-it numérique et collaboratif. Impressionné enfin par la manière dont les débats ont été menés. On part des initiatives pour remonter aux enjeux et déterminer des chantiers d’avenirs, clair et efficace. Voilà pas mal de bonnes idées pour aller au delà de la forme « journée d’étude »….

Précisons que ces Assises regroupaient semble-t-il des acteurs territoriaux des politiques publiques d’aménagement (numérique) des territoires, il s’agissait  donc d’acteurs de la formation, de l’éducation, de l’acompagnement au développement économique ou des médiateurs exerçant dans équipements comme des des EPN (Espaces Publics Numériques). J’ignore combien de bibliothécaires étaient présents…

Ces assises se situent donc dans un contexte plus large que celui des politiques d’accès à la culture dans lesquelles sont étroitement et injustement catégorisées les bibliothèques. Les thèmes abordés sont ceux de l’innovation sociale, de l’e-inclusion (et non pas de la fracture sociale hein, grosse nuance), l’e-administration, l’expression citoyenne ou encore de l’éducation-formation. A ce titre là les bibliothèques ont toute leur place aux côtés d’autres équipements territoriaux publics, les EPN mais aussi de nouveaux types de lieux comme la Cantine à Paris ou le comptoir numérique à Saint-Etienne.

Tout ça a pourtant assez mal commencé, avec l’intervention de Ph. Cazeneuve (consultant) qui a tenté de définir la médiation numérique en opposition à la manière dont nous l’utilisons dans les bibliothèques, notamment avec Lionel Dujol. La définition de Ph. Cazeneuve est assez imprécise et sans doute prématurée par rapport aux travaux de ces assises (à lire les réactions à distance elle n’a pas fait l’unanimité). Bref, le suivi de son intervention en vidéo et sur twitter m’a fait bondir et j’ai commenté son blog. Quel est le problème ? Voici sa définition :

« La médiation numérique consiste à accompagner des publics variés vers l’autonomie, dans les usages quotidiens des technologies, services et médias numériques ».
Dans cette définition, je pense que parler d' »l’autonomie » est un contresens. Par rapport à quoi ou à qui être autonome dans un monde de liens ? Suis-je plus autonome quand je développe mes propres usages suite à un accompagnement? Qu’est-ce que ça veut dire? Il est temps d’en finir avec le vieux mythe paternaliste de l’autonomie de l’usager! Bertrand Calenge le formule très bien pour les bibliothécaires :

Les bibliothécaires ont tous le rêve secret de disparaître pour laisser la place à des publics devenus bibliothécaires ? Si c’est le cas, nous surestimons notre métier – qui devrait être nécessaire à chacun et non  un  palliatif temporaire d’ « inconnaissance passagère » !! – autant que nous le sous-estimons : notre métier est de servir, non de transformer chacun en serviteur de lui-même…

On va me dire que l’autonomie est une posture pédagogique… et je rejoins sur ce point Olivier Le Deuff qui montre que ce qui se passe est justement l’inverse de l’autonomie du sujet qui caractérise la culture littéraire.

La culture littéraire reste toujours basée sur une forme de culte de l’auteur, notion rendue de plus en plus complexe actuellement avec le web. La culture littéraire vise à la démonstration de sa culture par la référence. C’est une culture personnelle qui repose notamment sur une lecture isolée. La culture technique repose sur la formation plutôt que sur le conformisme et implique un caractère collectif et participatif plus élaboré qui invite à s’inscrire dans la compréhension du travail de l’autre en vue de son éventuelle amélioration. Cela signifie que l’Internet et le web doivent être compris pour ce qu’ils sont : des créations humaines et que la culture littéraire doit faire place à la culture technique. Cette dernière s’appuie également sur la culture de celui qui sait lire et écrire mais sans être normée. Elle implique plus la connaissance que la recherche de reconnaissance.

Voilà qui force un peu le trait, mais qui a le mérite d’être clair non ? Quant à moi je définis la notion de médiation numérique dans les formations que je propose comme suit :

La médiation numérique est une démarche visant à mettre en oeuvre des dispositifs techniques, éditoriaux ou interactifs favorisant l’appropriation, la dissémination et l’accès organisé ou fortuit à tout contenu proposé à des fins de formation, d’information et de diffusion des savoirs.

Le terme de dispositif doit être pris dans un sens très large, allant de l’équipement culturel au dispositif numérique de flux qu’est un blog thématique adressé à une communauté d’intérêt en passant par la création d’un réseau social d’échange de savoirs. Un dispositif c’est à la fois un outil, des usages et des contenus. Les trois types de dispositifs cités (technique, éditorial ou interactif) prennent en compte le fait que ces dispositifs peuvent être l’objet d’une implication du médiateur plus ou moins forte. Il s’agit par exemple de favoriser les échanges en organisant une réunion pour un projet citoyen appuyé sur un site participatif mais aussi de s’engager intellectuellement sur un thème pour, là aussi favoriser la formation et la diffusion des savoirs. Un médiateur peut ainsi être plus ou moins impliqué dans un dispositif et peut-être plus ou moins partie prenante du dispositif comme l’avait très bien montré Lirographe dans cette image.

A ce titre là, je ne suis absolument pas d’accord avec la revendication de neutralité de Ph. Cazeneuve. Si être neutre, c’est s’abstenir de prescrire du haut d’une posture symbolique désuète alors là oui. Mais si c’est recommander d’un point de vue spécifique et aider à une appropriation alors nous ne pouvons être neutres. La position de neutralité ne veut strictement rien dire si ce n’est empêcher les acteurs du secteur public de prendre des initiatives. Je sais d’expérience combien cette neutralité peut être démobilisatrice sur le terrain dans un monde où les institutions ne peuvent plus camper sur une posture symbolique qui n’est plus reconnue.

Ces dispositifs de médiation numérique sont là pour mettre en relation des contenus et des personnes qui souhaitent accéder à ces contenus, encore une fois entendu au delà du champ des oeuvres culturelles, mais plutôt au sens de l’information comme matière première de la société de la connaissance. Si on privilégie la relation dans un cadre de médiation numérique, alors on est forcément dans une gestion de flux de données et d’information entre des personnes entre elles ou entre des contenus et des personnes.

Notez aussi dans cette définition l’idée que ces dispositifs ne favorisent pas juste un accès à l’information (ça c’est l’ancien modèle de la bibliothèque avec la dimension de l’accès et du prêt envisagé exclusivement par rapport aux autres) mais aussi une appropriation de ces contenus, c’est très important et ça ne pré-suppose aucune recherche d’autonomie! Il ne s’agit donc pas de faire naître des usages dans le vide, mais bien dans des perspectives liées à l’amélioration de la diffusion de l’information, du développement de la formation et de la circulation des savoirs. Pour le dire simplement, il faut que ça circule d’où les termes de dissémination et de fortuite en référence à la notion de sérendipité.

Avec une telle définition, il me semble que l’on a un nouveau champ, la médiation numérique, à explorer par la création de dispositifs de politique publique connectés qui restent à inventer, notamment pour articuler des territoires numérique (médias sociaux) et tangibles (équipements). Une des difficultés est surement que nous avons en France un tropisme malsain à penser des politiques culturelles non seulement séparées du reste des politiques publiques (et dont le seul objet devient le soutien aveugle aux artistes ou alors un soutien tout aussi aveugle aux industries culturelles, on étouffe) mais aussi que nos politiques culturelles sont pensées comme des politiques d’équipement au lieu de l’être comme des politiques de services. Un simple exemple : on arrive (mais encore pour combien de temps?) à mobiliser des financements pour construire des équipements bien plus que pour faire fonctionner ou pour évaluer, comme si le fonctionnement était secondaire… Un autre obstacle est le cloisonnement des politiques publiques (le premier d’entre eux, pêché originel : la séparation entre la culture et l’éducation) alors que le numérique est un puissant agent d’effacement des frontières !

D’ailleurs, P. Cazeneuve affirme que la médiation rend « indispensable que les savoirs procéduraux soient complétés par la construction de compétences informationnelles » tout en distinguant « Médiation de la culture numérique versus Médiation culturelle via le numérique« . Ces deux éléments sont contradictoires et le premier montre bien que la médiation culturelle via le numérique n’est qu’une des formes d’une médiation numérique appliquée à un objet de connaissance, de nature culturel. Peu importe qu’il ait un étiquette culturelle cet objet (et c’est quoi la culture?), tant il est vrai que les apprentissages les plus efficaces lient des outils à des contenus pour faire naître des usages porteurs à la racine de savoirs ou de savoir-faire (et même de savoir-être). Contribuer à la constitution de cette chaîne est un enjeu de politique publique qui dépasse très largement les équipements estampillés « culturels », c’est le problème de TOUS les intermédiaires que sont les gens des EPN, les bibliothécaires, les enseignants, les journalistes, etc. quels que soient les secteurs dans lesquels ils agissent. En reléguant le travail des bibliothécaires à du culturel, nous sommes coupés d’une part des enjeux d’accès à l’information tout court et de l’autre à tous les enjeux qui font les thématiques de ces assises. Il y a là un élément très important à comprendre pour faire en sorte que la médiation numérique ne soit pas perçue comme enjeu lié à un seul type d’équipement, les EPN OU les bibliothèques et se transforme en une manière déguisée de remobiliser des élus autour d’équipements au financement public en déclin… Il nous faut dépasser la tentation de ce genre de débat et penser de nouveaux dispositifs de médiation. L’enjeu est par exemple de faire comprendre que c’est de positionnement qu’il faut changer, c’est ce que j’avais proposé avec Médiabitus.

Je crois que nous n’avons plus le choix, il faut inventer des tiers-lieux ou des troisième-lieux en arrêtant de les cantonner à des aménagements de bibliothèques avec des jolis fauteuils et de la moquette confortable. Un tiers-lieu c’est avant tout un lieu qui est approprié par des publics qui en font quelque chose en étant accompagnés par des médiateurs qui proposent des dispositifs orientés vers l’intérêt général. Nous avons énormément à faire. A ce sujet je vous invite à lire le descriptif détaillé d’un projet assez passionnant découvert à l’occasion de ces Assises, il propose un concept nommé Movilab. Ce n’est pas un hasard si on trouve dans les partenaires de projet l’équipe des Geemiks, premières à s’être pensées comme des animatrices de communautés plus que comme des documentalistes d’Ecole de commerce. Ce sont elles qui ont crée La Fusée dans cet esprit : « un espace connecté pour co-apprendre et innover » Movilab cherche notamment à répondre aux questions suivantes (attention il y a un peu de jargon, mais il faut passer outre!)


Voilà de bonnes questions à poser pour essayer de passer d’une série d’expérimentations à une politique publique, il faut « changer d’échelle » comme l’indique un des participants à l’atelier innovation sociale. Il faut penser des lieux à se réapproprier, capables de répondre à des enjeux de développement économique, de formation, d’information, de diffusion des savoirs, d’e-inclusion, etc.

Qu’en pensez-vous ? Il y a urgence à croiser les approches!

Silvae

Je suis chargé de la médiation et des innovations numériques à la Bibliothèque Publique d’Information – Centre Pompidou à Paris. Bibliothécaire engagé pour la libre dissémination des savoirs, je suis co-fondateur du collectif SavoirsCom1 – Politiques des Biens communs de la connaissance. Formateur sur les impacts du numériques dans le secteur culturel Les billets que j'écris et ma veille n'engagent en rien mon employeur, sauf précision explicite.

15 réponses

  1. loicgervais dit :

    Je ne peux que rejoindre ce billet. J’ ai été également assez interloqué par le discours d’entrée sur la définition de la médiation numérique. Définition dans laquelle je ne me retrouve absolument pas.

    Sinon il y avait au mois une bibliothécaire à Ajjacio : http://www.vive-laculturenumerique.org/index.php/2011/09/28/143-les-assises-de-la-mediation-numerique

  2. Mary1in dit :

    Tellement d’accord moi aussi avec ce billet. 
    Malgré ta non présence « physique » il résume parfaitement l’ambiance de ces 3 jours. (des incompréhensions lors de la ère séance mais aussi de jolies découvertes avec Thanh Nghiem, une agréable méthode participative et collaborative lors de la réalisation des chantiers, une synthèse made in Artesi très réussie. Trois jours très constructifs,  riches en enseignements, découvertes et partage.
    Je ne pense pas l’avoir rencontrée mais Carole de la bibliothèque de Lyon était inscrite également aux assises.

  3. Christine O dit :

    l’image provenant de freeworldmedia m’intéresse (pour un cours sur l’appropriation de l’information) mais je ne la trouve pas sur leur site. Auriez-vous un lien ?

  4. Yoann Duriaux dit :

    Merci pour cet article bien argumenté et détaillé, en revanche… merci de corriger juste un petit point : même si j’adore ce qui se passe à Brest, le Comptoir Numérique est à SAINT ETIENNE ! lol
    promis je suis pas vexé… mais pour une fois qu’un truc innovant se passe ailleurs qu’à Brest… faut l’dire ! 😉

  5. renaud81 dit :

    Il reste à savoir comment on peut proposer des contenus culturels centrés sur les usages si les publics
    concernés ne possèdent pas de connaissances « techniques » des outils numériques, n’ont pas de bases
    techniques. Autrement dit il faut trouver la bonne formule d’animation pour savoir comment « distiller » des
    connaissances techniques au fur et à mesure de séances de médiation aux usages des médias numériques. Il
    faudrait que ces connaissances techniques soient suffisantes pour servir de socle aux apprentissages futurs.
    La réponse n’est donc pas aussi simple lorsqu’on se met dans la posture du médiateur. Bien souvent, c’est
    après une initiation « technique » que des personnes peuvent aborder la question des usages.

    • Anonyme dit :

      « Autrement dit il faut trouver la bonne formule d’animation pour savoir comment « distiller » des connaissances techniques au fur et à mesure de séances de médiation aux usages des médias numériques » oui c’est exactement ça!

  1. 6 janvier 2014

    […] acte du croisement des approches que j’appelais de mes vœux dans ce billet est ici affirmé clairement et rejoint la réflexion et les actions menées relativement aux biens […]