Les bibliothèques publiques peuvent-elles être freemium de l’édition numérique ?
Voici un article que j’ai signé dans le dernier numéro de la Revue Documentaliste et Sciences de l’Information. Courrez-lire ce numéro dont le dossier sur les modèles d’accès à l’information est coordonné par l’incontournable Hervé Le Crosnier. (je suis pas objectif du tout sur ce coup là, je fais partie du comité éditorial de l’ADBS qui a proposé ce thème et l’a confié à Hervé 🙂 Voici la version (pas trop) longue de mon article qui a échappé au calibrage drastique du papier pour vivre sa pleine vie numérique.) Précisons que je signe un autre article dans ce même numéro : Bibliothèques et open data. Il reprend le contenu que j’avais proposé dans ce billet. (marrant de chass-croisé entre le papier et le numérique!) Cet article s’inscrit dans la série que j’avais publié sur le livre numérique et les bibliothèques, et prend une couleur toute particulière alors que l’Immatériel vient de proposer une première offre commerciale de livres numériques à destination des bibliothèques. Cette offre fonctionne par bouquets composés par les bibliothécaires, sans drm, est accessible en ligne et à distance sans limitation des accès simultanés et propose 3 500 titres. Vous trouverez toutes les infos dans la FAQ. C’est un (bon) début, gageons que les modèles vont se déployer malgré la récente loi votée et les décrets qui sont en attente de parution. Un peu de prospective? C’est ce que je vous propose ici.
Les bibliothèques publiques peuvent-elles être freemium de l’édition numérique ?
La récente loi sur le prix unique du livre numérique a été le théâtre d’une opposition aux accents de déjà-vu entre entre éditeurs, distributeurs, libraires et bibliothécaires. L’argument des premiers repose sur une idée (reçue) : dans un monde numérique, développer des offres attractives de livres numériques via les bibliothèques revient à condamner un marché grand public qui n’est à peine né : un livre accédé dans une bibliothèque est un livre qui ne sera pas acheté. Il faut le répéter : tout comme les emprunteurs de livres dans les bibliothèques sont aussi acheteurs, les “pirates” sont ceux qui achètent le plus de bien culturels. Ce qui se joue dans la guerre des industriels contre le partage est un changement de paradigme dans l’accès aux savoirs dont le coeur pourrait s’appeler “l’illusion de l’illimité par défaut”… Les gigantesques catalogues accessibles via des services comme Deezer ou Spotify sont en effet les pendants légaux et organisés de gigantesques discothèques pirates finalement moins facile d’accès. L’abonnement modique non plus à un fichier mais à l’ensemble d’une base de donnée dont on peut détacher des playlists pour les écouter hors ligne résout la question des DRM attachés à un fichier. J. Rifkin dans l’Age de l’accès avait compris dès 2005 la tendance mondiale à privilégier la location par rapport l’achat d’objets.
Et si les bibliothèques étaient l’une des voies “free” d’une l’édition qui donne accès à des contenus en freemium? Sans s’encombrer des actuels DRM chronodégradables attachés à un fichier, pourquoi ne pas considérer, comme cela est déjà le cas depuis vingt ans pour des contenus académiques, que ce qui est loué par la bibliothèque pour ses usagers c’est un accès et des services? Elles pourraient alors représenter un puissant levier de développement d’une offre l’égale et attractive tout en continuant à jouer leur rôle.
Comment ? Imaginons un tel modèle d’accès puisque la situation appelle la créativité et que la loi sur le prix unique du livre numérique n’est qu’un épisode législatif transitoire. Une plateforme numérique adossée à des éditeurs propose à des usagers identifiés et abonnés à une bibliothèque un accès sans surcôut à un des livres numériques. Cette plateforme facture à la bibliothèque l’accès à une très grande base de titres en streaming (illusion d’illimité) pour ses usagers tout en permettant aux bibliothécaires de pratiquer une médiation active (recommandations, commentaires, etc.) Cette activité peut constituer une offre de dispositifs techniques ou de services facturés à la bibliothèque (site en marque blanche, accompagnement éditorial, etc.). L’usager peut télécharger sur un dispositif nomade (tablette ou liseuse connectée) une sélection limitée en nombre de titres. Il peut jouir de l’intégralité de ces contenus en mode déconnecté. Cet interstice en accès libre propre au modèle freemium serait l’équivalent financé par les pouvoirs publics de ce que la publicité ne suffit pas à garantir aujourd’hui sur un Deezer ou un Spotify : un libre accès financé pour le plus grand nombre. Bien entendu, rien n’empêche l’éditeur d’inciter explicitement l’usager à accéder à des services premium à condition qu’il prenne un abonnement privé directement auprès de la plateforme. Les bibliothèques se verraient ainsi explicitement réinsérées dans une chaîne de valeur économique qu’elles n’ont jamais quitté…
Ce petit exercice fictionnel (utopique?) comporte bien sûr de nombreux points à négocier, à condition que les acteurs économiques y voient un levier et les garants de l’intérêt général un enjeu. Les bibliothèques ont toujours été des carrefours de pratiques et d’usages, des lieux dans lesquelles des transitions technologiques s’opèrent. Seront-elles à long terme des intermédiaires considérés comme nécessaires dans l’accès aux contenus numériques et pour quelle population? Peuvent-elles préfigurer un financement socialisé de contenus? Peuvent-elles jouer à moyen terme un rôle de transition dans l’émergence d’une offre commerciale d’édition numérique grand public? S’il est bien trop tôt pour répondre aux deux premières questions, la troisième ouvre un espace d’expérimentation. Il est temps d’inventer.
On peut prolonger le raisonnement en imaginant que cette plateforme soit publique (au sens, financée par l’Etat), ce qui permettrait non seulement d’augmenter les revenus des auteurs (moins d’intermédiaires), mais également de centraliser le travail de médiation, et de développer par ricochet la médiation de longue traîne (dans un système décentralisé comme actuellement, la médiation s’effectue souvent sur les même contenus ; dans un système centralisé, on pourrait choisir plus facilement et avec probablement plus de visibilité de soutenir la longue traîne).
Personnellement, je pense plutôt que les auteurs et les bibliothèques devraient proposer une plateforme centralisée publique, où les oeuvre seraient accessibles gratuitement, adossé à une sorte de flattr permettant aux lecteurs de soutenir les oeuvre qu’ils souhaitent. L’acte de paiement perdrait de son aspect consommation et revêtirait la forme d’un mécénat.
On pourrait imaginer ainsi une diminution des budgets d’acquisition, une revalorisation de la médiation (plus de temps pour explorer plus de choses), et pourquoi pas, une transformation du tarif d’inscription (par exemple : la bibliothèque applique un coeff 2 au flattr des lecteurs (1€ donné par le lecteur implique 2€ donnés par la bibliothèque).
Bien sûr, une expresso-bookmachine pourrait imprimer physiquement les livres pour une somme modique.
Et cela est appliquable aux autres contenus dématérialisés, bien sûr.
Non seulement, ça coûterait probablement moins cher en finance publique (si on prend 5% de l’ensemble des budgets d’acquisition français, qu’on récupère les millions d’hadopi et qu’on centralise une partie des budgets de développement informatique, il y a largement plus d’argent qu’il n’en faut pour créer une telle plateforme) , mais ça inciterait à s’inscrire en bibliothèque (et limiterait sacrément le piratage, puisqu’aucun intérêt, la plateforme étant publique, aucun risque quant à l’interopérabilité, les DRM, la chronodégradation …) et le travail du bibliothécaire s’en verrait valoriser (moins d’administratif, plus de culture).
Je pense que, quelque part, c’est déjà la façon de fonctionner de nombre d’usagers de bibliothèques sur les supports physiques.
Acheter un disque que tu as déjà encodé parcequ’emprunté à la bibliothèque, c’est ça.
Offrir à tes amis un livre que tu as lu à la bibliothèque, c’est ça.
Acheter un DVD qui restera sous blister parceque tu as déjà vu le film, c’est ça 😉
Je sais que je suis utopiste, mais je trouve que c’est un système qui permet de concilier nombre d’acteurs (les auteurs, les bibliothèques, les usagers …) et d’usages existant, de se libérer du joug des intermédiaires et qui optimise la dépense publique.
Bon, c’est vrai qu’il vaut mieux pas être éditeur (ou se spécialiser dans l’édition de qualité, et on s’approche d’une matérialisation de la notion de freemium).
Mais après tout, je préfère encore me demander comment limiter les frais budgétaires sans toucher au personnel tout en augmentant la qualité de service, plutôt que de rogner en permanence sur le personnel (et donc les usagers) tout en soutenant des intermédiaires qui freinent des quatre fers malgré les deniers publiques versés (sous forme de subventions, de budget d’acquisition, de chasse aux pirates …).
Oui il nous faut imaginer et c’est ce que vous faites. J’ai cessé de croire à de grands projets publics centralisateurs (ni les moyens techniques, ni les moyens humains, ni les financements nécessaires dans pas mal de cas) pour ma part et compte bien plus sur l’articulation public privé qu’il va nous falloir apprendre à gérer… pas simple et pas sans poser pas mal de questions!
je dirais :
Les bibliothécaires publics peuvent-ils être les freemium des plate-formes numériques ?