Médiation numérique et culture de l’information : repositionner les bibliothécaires

Il m’arrive régulièrement de m’adresser à des publics de bibliothécaires ou documentalistes qui souhaitent développer des dispositifs de médiation numérique. A chaque fois revient la problématique des rapports entre enseignants-(chercheurs) et bibliothécaires, sous la forme : Qu’avons nous à apporter de plus dans un univers numérique ? Ont-ils besoin des bibliothécaires puisqu’ils maîtrisent les contenus ? Recommander quand on est bibliothécaire n’est-ce pas se substituer à eux ? Je pense qu’il est essentiel de sortir de ces fausses représentations, par l’exemple.

Une des initiatives les plus intéressantes en Bibliothèque Universitaire a été proposée au SCD de Nancy qui a crée un ensemble de blogs thématiques destinés à ses étudiants. Un regard rapide sur les contenus proposés dans les blogs thématiques du SCD de Nancy suffit à se convaincre de la spécificité d’un positionnement de bibliothécaire sur les contenus.

Rappelons au préalable que le blog a l’immense avantage sur l’Univers Netvibes d’être un dispositif de flux. Un blog, on s’y abonne (par mail ou par fil rss, ou via facebook) on y revient, il crée une habitude de lecture. Un univers netvibes, on va le voir une fois, en général il est lourd à appréhender et on y revient plus. Le blog s’insère dans les pratiques numériques, l’Univers Netvibes se consulte ponctuellement pour peu qu’il soit séduisant et qu’on ressente le besoin d’y revenir…

Ici on a des blogs de veille pour les étudiants, ciblés sur leurs besoins (leur filière) avec une information à valeur ajoutée. Le bibliothécaire ne se substitue donc pas à un enseignant-chercheur, mais il propose un dispositif numérique favorisant le développement d’une culture de l’information chez l’étudiant en lien avec sa discipline, dans l’objectif de sa réussite.

Veiller oui mais concrètement, avec quel positionnement ? Prenons des exemples, en faisant un survol des publications :

On constatera la grande différence entre une veille régulière, orientée sur des besoins documentaires par rapport à un travail d’achat de documents tangibles pour lequel, trop souvent, le bibliothécaire est pris comme un fournisseur de livres chers pour un enseignant chercheur qui regrette de ne pas les acheter lui-même pour ses besoins! Cette relation de consommation (je force le trait) est source de pas mal de difficultés. L’enjeu est donc celui du repositionnement du bibliothécaire. Mais est-il seulement un veilleur, à l’heure ou, finalement, tout le monde peut faire de la veille et la partager assez facilement?

J’avais interviewé il y a 18 mois Julie Mistral, webmestre et coordinatrice de ces blogs. Il m’a semblé intéressant de revenir vers elle avec quelques questions complémentaires autour de la problématique du rapport aux enseignants chercheurs. Merci à elle d’avoir pris le temps de répondre.

Cela fait maintenant 3 ans (pour les plus anciens) que vous avez lancé des blogs thématiques ciblés, quel est votre bilan en terme de de fréquentation ? Comment communiquez-vous sur ces blogs?

Concernant la fréquentation de nos blogs, elle est relativement inégale d’un blog à l’autre mais stable. Notre blog vedette, sur l’orthophonie, dépasse les 500 visites par mois, pour les autres, nous tournons autour de 100 à 200 visites par mois, en moyenne. Les blogs les plus anciens ne sont pas forcément les plus fréquentés : ceux qui touchent un public paramédical sont ceux qui « marchent » le mieux.

Pour l’instant, toujours pas de campagne de communication spécifique (ni mailing, ni visuel, ni affichage, ni diffusion) sur le nuage de blog ; en revanche, certains de nos blogs sont aussi utilisés comme supports de formation : nous en parlons donc quand nous recevons les étudiants et quand nous préparons les formations avec les enseignants. Enfin, nous avons pris le parti de ne pas trop utiliser le terme « blog » qui est assez mal reçu, nous préférons parler de « sites » de veille documentaire à destination de certains publics. Le fait que cette veille soit diffusée via une plate-forme de blog, finalement, c’est du back-office.

Comment les enseignants chercheurs perçoivent-ils ces blogs? Leur arrivent-ils de vous recommander des billets, voire d’écrire dans les blogs ?

Nous avons encore du mal à intégrer les E-C au processus de rédaction dans les blogs; nous essayons de nouer des coopérations mais cela reste, dans l’ensemble, difficile. Certains E-C sont très intéressés, mais manquent de temps. D’autres participent à distance, en nous aidant pour l’indexation ou la bibliothèque de signets qui apparaît dans chaque blog. Nous nous apercevons également que, une fois que nous maîtrisons dans les grandes lignes les thématiques disciplinaires et sous-disciplinaires des blogs, la nécessité de recourir à l’aide des enseignants se fait moins forte. Les retours que nous avons sur ces blogs sont positifs (étudiants comme enseignants).

Connaissez-vous d’autres SCD qui ont des initiatives similaires des blogs ou des identités numériques thématiques?

Euh… non. Je n’ai pas vraiment étudié la question du côté des blogs. Nos collègues du SCD de l’INPL de Nancy alimentent un univers Netvibes sur le développement durable (veille documentaire là encore). Nous avons, au SCD de l’UHP, un blog sur le développement durable. Il est fort probable qu’au sein de la Direction de la Documentation de l’Université de Lorraine (nous fusionnons au 1er janvier 2012) ces deux plates-formes de veille soient mutualisées.

Les remarques de J. Mistral sont intéressantes à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle affirme que ces blogs sont utilisés dans des dispositifs de formation sur place, c’est assez logique, mais il me semble que c’est très important! Pourquoi ? Parce que la médiation numérique est un projet d’ensemble dont le but, en particulier dans les BU est de développer une culture de l’information. Soit, mais de quoi parle-t-on? Voici la définition qu’en donne Michel Menou, cité par Olivier LeDeuff dans sa thèse :

Un système de valeurs, d’attitudes et de comportements, de connaissances et d’aptitudes qui conduisent non seulement à un usage intelligent et approprié de l’information externe, mais surtout à contribuer à la diffusion et à la bonne utilisation de l’information tant externe qu’interne (ou produite/reconfigurée par soi même). Donc une culture de partage et d’enrichissement collectif.

Vicky Gagnon, Responsable de la formation documentaire et des communications à l’École de technologie supérieure de Montréal a proposé une analyse éclairante lors du récent Congrès des Milieux documentaires du Québec à partir du schéma suivant:

On y distingue clairement les deux premiers niveaux qui sont « connaissances » et « habiletés » au sein d’un ensemble imbriqué, comme elle le précise sur son blog :

Il y a un approfondissement et une intégration des trois niveaux les uns dans les autres. Les connaissances peuvent être possédées seules. Toutefois, pour maîtriser l’habileté, il faut nécessairement détenir les connaissances sous-jacentes. Puis,comme l’illustre la figure ci-dessous, la compétence englobe connaissances et habiletés

Les blogs du SCD de Nancy, permettent aux étudiants de s’informer et de se former à l’appréhension de ressources dans leur secteur mais ne suffisent pas à développer des compétences d’utilisation de ces contenus et une culture de l’information. Pour ça, il faut d’autres dispositifs pédagogiques.

La phrase de Julie Mistral (voir ci-dessus) est éclairante de ce point de vue : les bibliothécaires sont finalement très bien placés aux côtés des enseignants chercheurs pour veiller et recommander avec une vue large sur une discipline, même s’ils n’en ont pas la connaissance qualitative profonde, il en ont une « connaissance informationnelle » qui vient s’y articuler. Encore faut-il oser se positionner en proposant une veille utile et ciblée. C’est fondamental parce que des partenariats ne peuvent se développer efficacement que dans une relation de reconnaissance d’utilité mutuelle, et c’est ce qui fait très souvent défaut…

Les bibliothécaires ne sont donc pas uniquement des veilleurs puisqu’ils ont l’ambition de « former des étudiants » (exprimé souvent comme ça mais en réalité il s’agit de leur donner une culture de l’information). Il y a donc un rapport à la pédagogie qui est aussi un rapport au lieu qu’est la bibliothèque comme espace d’apprentissage. Il faut le rappeler : tous les dispositifs pédagogiques ne se valent pas, comme l’exprime ce schéma :

 

Ainsi, l’objectif d’un bibliothécaire, bien plus que de fournir de l’information doit être d’accompagner les étudiants vers une culture de l’information par des dispositifs adéquats. Remplacer étudiants par usager ou élève et vous comprendrez que le enjeux sont les mêmes dans les bibliothèques de lecture publique ou dans l’Éducation Nationale!

Au final, le schéma ci-dessous (encore proposé par Vicky Gagnon) résume assez bien les différents dispositifs pédagogiques et leurs caractéristiques. Regardez-le attentivement, il montre très bien comment des dispositifs en ligne peuvent s’articuler à des cours programmés ou des séances ouvertes. Le diable dans les détails, il y a de grandes différences d’approches entre former en salle un maximum d’étudiants une fois dans l’année et intégrer des formations ponctuelles ou accompagner des projets. En ces temps de disette budgétaire il faut choisir les dispositifs les plus efficaces et ce sont malheureusement ceux qui prennent le plus de temps…

 

Quoi qu’il en soit, ce repositionnement permet aux bibliothécaires de s’impliquer dans les contenus par la veille et le renseignement documentaire et d’atténuer le complexe d’infériorité (oui oui) qui bloque l’innovation. La médiation numérique est finalement une mise en abime : c’est parce que les bibliothécaires se positionnent pour des publics sur les enjeux de la culture de l’information qu’il rendent lisibles leurs compétences informationnelles et les développent. C’est bien pourquoi il faut toujours insister pour que les directions impulsent des projets de médiation numérique même si toute une équipe n’a pas des pratiques numérique très développées. Il ne faut donc pas prendre les choses en deux étapes et accumuler les plans de formation des bibliothécaires pour seulement ensuite lancer un dispositif mais bien construire un projet pour mettre en oeuvre des dispositifs en s’appuyant sur les compétences des bibliothécaires sur les contenus. Un projet de médiation numérique a l’ambition de développer des habiletés puis des compétences et une culture de l’information. C’est donc à la fois un repositionnement du bibliothécaire aux côtés des publics et un outil de management du changement.

Bien loin du fantasme de l’autonomie technique ou d’une médiation culturelle par le numérique, c’est de culture de l’information dont on parle. Encore faut-il reconnaitre que ce champ est émergent, il nous manque des référentiels stabilisés sur lesquels s’appuyer.

Si nous ne sommes strictement ni des veilleurs, ni des journalistes, ni des enseignants, sommes-nous des médiateurs de la culture de l’information? Je le crois, et j’en viens à me demander si l’on ne devrait pas parler de médiation informationnelle plutôt que de médiation numérique… En tout cas, les bibliothèques sont remarquablement bien placées pour cela aux côtés de tous les lieux d’apprentissage ouverts. On notera que l’enjeu est toujours politique : il est celui de faire reconnaître l’importance de ce champ et de convaincre les décideurs de concevoir des dispositifs de politique publique permettant de répondre efficacement aux enjeux soulevés. Il y a encore beaucoup à faire!

 

Silvae

Je suis chargé de la médiation et des innovations numériques à la Bibliothèque Publique d’Information – Centre Pompidou à Paris. Bibliothécaire engagé pour la libre dissémination des savoirs, je suis co-fondateur du collectif SavoirsCom1 – Politiques des Biens communs de la connaissance. Formateur sur les impacts du numériques dans le secteur culturel Les billets que j'écris et ma veille n'engagent en rien mon employeur, sauf précision explicite.

2 réponses

  1. 26 décembre 2012

    […] du public, ou de se repositionner comme l’entend Silvère Mercier dans son récent article Médiation numérique et culture de l’information : repositionner les bibliothécaires. Les bibliothécaires ont bien toute légitimité à prescrire des ressources, non pas au même […]

  2. 30 mai 2017

    […] La bibliothèque ne peut-elle pas jouer un rôle d’éducateur pour une utilisation mesurée et appropriée d’internet dans les bibliothèques. Internet doit garder son rôle de diffuseur de cultures et de connaissances. Cette idée est reprise par Silvère Mercier : « Je trouve essentiel que les bibliothèques sensibilisent à l’enjeu de la qualité de l’attention dans un contexte où elle est en permanence sollicitée en micro-fragments. A travers cette proposition l’institution montre que le problème de la concentration en mode connecté est connu, elle n’impose pas la déconnexion mais incite au bon usage. C’est par des propositions concrètes de cet ordre que l’on contribue à l’objectif d’une diffusion de la culture de l’information. » […]