Livre numérique : 2012 une année charnière ?
En 2012 il reste une idée reçue gênante : un livre emprunté dans une bibliothèque est soit disant un livre qui n’est pas acheté. Que l’on ajoute numérique et l’idée reçue est toujours là, empoisonnant les relations entre éditeurs et bibliothécaires…. Dans l’article intitulé « Les bibliothèques pourront-elles être le freemium de l’édition? » je pensais important de réinsérer les bibliothèques dans la chaîne de valeur de l’édition, de manière explicite partant de l’idée qu’il faut nous rendre nécessaires dans un monde d’abondance des données et que les emprunteurs de livres dans les bibliothèques sont aussi acheteurs. C’est ce qu’a commencé à faire la New York Public Library avec Librarybin :
Un bouton “acheter” a été mis en place dans l’application de prêt, pour rediriger vers le site de l’éditeur Le programme LibraryBin par Overdrive propose aux usagers que chaque achat de fichier permette de soutenir (sous forme de don financier) les bibliothèques partenaires du programme.
Bien sur cela soulève de nombreuses questions sur le rôle des bibliothèques. Parmi ces questions, celle de leur place dans l’économie de marché. Eric Hellman du blog Go to Hellman publie un retour d’expérience de la Douglas County Library concernant l’ajout d’un bouton d’achat pointant vers Amazon ET un libraire local faisant de la vente en ligne de livres. Attention on parle ici de livres et non pas de livres numériques. En 11 jours plus de 700 clics ont été enregistrés, dont 389 pour Amazon et 262 pour le libraire local. En extrapolant ces chiffres au pays c’est plus de 6000 livres par jour qui seraient acheté soir plus de 2,1 millions de livres par an! S’il semble un peu facile d’extrapoler comme ça, ces chiffres sont confirmés par une étude menée aux USA relayée par cet article de INA global :
Une étude publiée en octobre 2011 par le Library Journal met en évidence la valeur que représentent les bibliothèques pour le monde de l’édition. L’étude rassemble des données et des enquêtes collectées auprès des usagers des bibliothèques dans tout le pays. Elle affirme que les bibliothèques peuvent jouer un rôle prépondérant pour doper les ventes de livres, en adoptant une posture de partenaire – et non de menace – vis-à-vis des éditeurs. « Nos données établissent que 50 % de l’ensemble des usagers des bibliothèques affirment acheter des livres écrits par un auteur qu’ils ont connu par le biais de la bibliothèque », déclare Rebecca Miller, rédactrice en chef du Library Journal. « Voilà de quoi briser le mythe selon lequel quand une bibliothèque acquiert un livre, l’éditeur perd de potentielles ventes pour le futur ».
Bien sûr il s’agit des Etats-Unis, d’un contexte différent. On se demandera volontiers de ce côté-ci de l’Atlantique si c’est le rôle des bibliothèques de rendre ce lien économique explicite en ajoutant des bouton menant vers la vente de livres… et pour cause, pour le livre imprimé, en France il existe depuis 2003 une loi encadrant le droit de prêt qui socialise le service d’emprunt des bibliothèques en compensant son impact sur le marché. J’avais noté la proximité de ce système avec les propositions de la licence globale. Pour le livre imprimé, pas besoin d’aller plus loin me semble-t-il dans un contexte français où bon nombre d’élus et de professionnels sont attachés (pour le meilleur comme pour le pire) à une frontière étanche entre le marchand et le non-marchand. Pour le livre numérique en revanche, la situation me est différente. Pourquoi ? Parce que les bibliothèques ne sont pas perçues et reconnues comme nécessaires pour accéder à des livres numériques aujourd’hui alors qu’elles représentaient avant Internet une alternative historiquement soutenue à ce titre par les pouvoirs publics pour le livre imprimé. Faute d’un soutien politique qui reconnaitrait l’intérêt général auquel peuvent répondre les bibliothèques dans l’accès au livre numérique nous risquons d’être soumis aux libres forces du marché qui décideront de proposer une fenêtre d’accès à des contenus par les bibliothèques si les acteurs économiques y ont intérêt… ou pas.
En réalité, le marché français va certainement se dessiner par ce qui va se passer aux USA dans les prochains mois (année?). Si le prêt numérique s’impose véritablement et si les éditeurs (les big six) débord réticents suivent, alors on peut légitimement penser que ces offres finiront par arriver en Europe. Le succès des liseuses et notamment de celles d’Amazon plaide en ce sens et le précédent d’Apple a montré que les réticences françaises sont bien souvent des manières d’instaurer un rapport de force de nature à influencer la découpe des parts du gâteau de la distribution/diffusion numérique avec des acteurs qui disposent d’un écosystème touchant le client final. Que ferons-nous alors face à des offres très puissantes arrivant dans la poche du lecteur?
Si notre objectif est de diffuser largement et massivement le livre numérique, faudra-t-il ici aussi non seulement se plier au prêt numérique (donc à des DRM chronodégradables à grande échelle) et en plus accepter qu’un tiers comme Amazon se positionne à ses conditions entre les éditeurs et les bibliothèques? Dans l’état actuel, voici ce que des milliers de bibliothèques américaines ont accepté, et le diable est dans les détails. Récit de l’emprunt d’un livre numérique chez Amazon, c’est édifiant. Extrait traduit par Marlène:
“Ma première expérience d’emprunt d’un ebook pour Kindle à la bibliothèque m’a laissé comme un mauvais goût dans la bouche. Ca ne donnait pas l’impression d’emprunter un livre à la bibliothèque. J’ai plutôt eu l’impression qu’un commercial m’avait proposé un ebook avec une “offre d’essai gratuite et sans engagement” et me harcelait pour l’acheter à la fin de la période d’essai. Quand l’ebook est rendu, il ne s’évapore pas purement et simplement. Le titre, la couverture etc restent visibles sur mon Kindle, exactement comme si l’ebook était toujours disponible, sauf que derrière la couverture il n’y a rien d’autre qu’une notice qui signale que l’ebook a été rendu à la bibliothèque – et un juste bouton, qui ne nous propose pas de renouveler [le prêt]. La seule possibilité est d’acheter l’ebook chez Amazon.[…]
Autant je milite contre le contrôle des fichiers à l’unité et ces statanés DRM, provoquant ce genre de détestable expérience, autant je crois qu’un contrôle d’accès par l’abonnement avec des usages illimités dans une base globale est un modèle acceptable. Modèle que l’on pratique depuis des années dans les bibliothèques, sur lequel on peut construire, comme je l’avais esquissé dans cet article. Pour la musique, c’est d’ailleurs le modèle le plus intéressant en l’absence d’une licence légale publique. Avec le prêt numérique sauce Amazon on part de très loin : contrôle par fichier, monstrueuse notion d’exemplaire numérique, opacité de la gestion des données personnelles, dépendance…
L’appétit d’Amazon et les craintes de cannibalisation des éditeurs nous orientent pourtant vers ces solutions de « prêt numérique » qui font craindre que la conception parfaitement libérale de l’action publique s’exporte très vite des Etats-unis où les bibliothécaires sont littéralement pris en étau :
L’American Library Association (ALA), association américaine représentant les bibliothèques, a condamné la décision de Penguin : selon elle, l’opposition entre les éditeurs et Amazon « rend les bibliothèques esclaves d’un conflit portant sur des modèles économiques » et ce sont les usagers des bibliothèques qui en pâtissent.
La vraie question est : quelle marge de négociation entre des bibliothèques publiques et des géants comme Amazon ou Overdrive alors même qu’on peine en France à négocier avec des éditeurs et des fournisseurs de contenus numériques ? Faut-il donc plutôt promouvoir des offres propres aux bibliothèques comme c’est déjà le cas, au risque d’avoir une visibilité très faible dans un marché qui sera dominé par des écosystèmes propriétaires couplant catalogues de contenus et objets nomades? J’insiste sur ce point. On peut légitimement penser que dans quelques années, ne pas être dans l’Appstore ou dans le catalogue d’Amazon ou celui de Google sera équivalent à une disparition de la surface lisible du web pour les éditeurs comme pour les bibliothécaires et le service de prêt ou de médiation qu’ils prétendent fournir. Quelles alternatives alors ? Vous remarquerez que j’exclue de fait les libraires qui n’ont ni la volonté ni les moyens de développer des offres adaptées aux besoins d’usages collectifs dans les bibliothèques. Des initiatives existent ça et là, en Espagne, aux USA, au Québec en France aussi! Peut-être même que l’évolution des liseuses vers des tablettes plus ouvertes que les écosystèmes verrouillés qu’on propose aujourd’hui »hui permettront à des offres/catalogues innovants de coexister dans des écosystèmes lié aux objets nomades, après tout Apple n’a pas censuré la présence d’un Spotify dans l’App-store… C’est une voie à ne pas négliger me semble-t-il. Peut-être les éditeurs français vont-ils finir par se réveiller et prendre véritablement en main une diffusion numérique de leurs catalogues à des prix bas dans des conditions respectueuses des droits des lecteurs en faisant évoluer leurs modèles économiques. Ils seraient bien inspirés de positionner de telles offres à grande échelle vers le grand public via des bibliothèques dans des conditions meilleures qu’aujourd’hui (Numilog, t’es moche aujourd’hui, mais tu peux évoluer!) plutôt que de se livrer, tels la Presse il n’y a pas si longtemps aux griffes de l’aval de la chaîne… au final nous avons tous à perdre d’une domination trop forte d’Amazon, mais j’ai bien peur qu’il ne soit déjà trop tard. Il faut bien en avoir conscience, pour le livre numérique, l’alternative est au prix d’une marginalisation forcée, dans un marché qui se concentre sans acteurs publics, dans un contexte où les bibliothèques ne sont pas forcément nécessaires. Difficile période de transition dans laquelle une stabilité existe : celle du besoin d’une médiation active, au risque de la découpler cette médiation du document primaire. L’avenir sera-t-il au local, à la recommandation, à l’expérience communautaire en ligne et in situ ? Je le crois. (ah au fait, bonne année hein!)
« Parce que les bibliothèques ne sont pas perçues et reconnues comme nécessaires pour accéder à des livres numériques » >> en doc élec Bu, si, me semble qu’elles le sont, par les usagers (y compris structures usagères type université) et pour de simples raisons de coûts et techniques (logique de bouquets et de paquets – achat à la pièce sans intérêt financier).
Si ce modèle (bouquets et paquets difficilement divisibles et techniquement, et au niveau des coûts – le tout moins cher que la pièce, en proportion) s’étend au livre numérique tel que tu l’entends (il me semble en gros, le non académique) et qu’on voit se mettre en place les mêmes logiques (y compris en termes de coût), alors peut-être que les bibliothèques seront perçues comme nécessaires… ou pas.
Evidemment, les mêmes logiques conduiraient aux mêmes pièges, mais nous (les bibliothèques) ne mettons rien en place non plus pour nous en sortir (A.O.)
PS : sur le « Parce que les bibliothèques ne sont pas perçues et reconnues comme nécessaires pour accéder à des livres numériques », on l’a bien cherché, entre nous, à traîner la patte toujours et encore par rapport à ces « nouveaux » supports.
Pas sûr que la logique de paquet/bouquet soit une solution qui rende les bibliothèques nécessaires… car ces paquets (netflix aux usa, spotify, deezer) sont avant tout destinés à tous les publics et non pas à des publics de niche. Dans les bib publiques, on se sera pas les fournisseurs exclusifs d’infos super chères et pas dispo ailleurs et pourtant nécessaires pour les études, avec toutes les atteintes que peut provoquer cette perception de l’utilité des bibliothèques par rapport à l’open access…(cf revues.org forcés de mettre en place du freemium pour cette raison entre autres). Nous y gagnerons par contre la possibilité d’y devenir après coup un micro marché pour ces marchands.
Après je ne partage pas ton pessimisme sur le mode « on l’a bien cherché » beaucoup de bibliothèques publiques ont une énorme envie d’y aller, mais comment? nous n’avons pas d’offres, prêter des liseuses ? bof, on a rien à mettre dessus! Et les efforts des bibliothèques sont avant tout tournés vers leurs publics, elles ne sont pas taillées pour de la négociation commerciale. On est en train de renforcer carel à la Bpi dans cette optique. Pour les BU, la situation évolue aussi à un niveau global on peut pas dire que les choses n’ont pas bougées quand on voit l’émergence en 2011 des licences nationales (embryonnaires) et celle du freemium de revues.org…
Je te rejoins bien entendu sur la médiation, encore faut-il que les bib (toutes les bib) arrêtent de se penser comme des stocks de contenus, et de (re)positionnent vers la diffusion d’une culture de l’information….
ok, ta réponse (première partie) confirme donc un truc… Les bibs académiques sont finalement encore mieux placées que les bibs publiques puisqu’elles (les bibs académiques) s’adressent à un public de niches, de fait… Eh ben…
Sur le comment, je pense qu’il n’y a pas de réponses, il faut juste y aller et bricoler et voir ce qui se passe et construire des modèles. Perso, à chaque fois que je discute avec des collègues (y compris bibs publiques) sur le sujet, je sens une attente de modèles touts cuits qui les feraient se lancer. Mais il n’y en a pas, justement, c’est ça qui est amusant et excitant. Et c’est ça qui fait qu’il ne faut pas réfléchir en termes de « Comment? » mais en termes de « Faisons, on verra bien ».
Sur le stock de contenus, suis évidemment ok +++ (cf. loi #4 de Nimportenaouak http://www.nimportenaouak.fr/2012/01/02/loi-4/ )
Enfin, je précise mon idée de ci-dessous « Sur le livre numérique non académique dont il est plutôt question ici, les bibliothèques pourraient peut-être sortir du possible piège que j’évoque en utilisant le web et les pistes de la médiation autour des blogs littéraires. » :
a/ si la littérature se déplace sur le web et les blogs,
b/ et que d’autre part, on voit émerger un modèle de rémunération type de celui évoqué par Calimaq http://scinfolex.wordpress.com/2011/12/27/remuneration-des-blogueurs-une-piste-du-cote-de-la-licence-globale/
c/ alors on shunte les éditeurs et les méchants commerçants ET on redonne aux bibliothèques une fonction de médiation critique. Deux en un, en somme.
PS : pour peu que les bibs, en plus, remoulinent tout ça vers les liseuses vides que tu évoques, alors on règle pas mal de problèmes.
ça fait pas mal de si (comme disait mon grand père, si ma tante en avait, ben ce serait mon oncle) mais oui bien sur expérimentons. 🙂
Ah… Quand je dis « nous (les bibliothèques) ne mettons rien en place non plus pour nous en sortir (A.O.) » : les Bu pleurent à juste titre sur les coûts de la doc élec mais ne font pas grand chose en vrai pour que les AO remplacent le modèle marchand.
Sur le livre numérique non académique dont il est plutôt question ici, les bibliothèques pourraient peut-être sortir du possible piège que j’évoque en utilisant le web et les pistes de la médiation autour des blogs littéraires.
A la Médiathèque de Troyes, 2011 a été l’année du tournant pour le livre numérique : 4 fois plus de prêt de livres numériques (110 prêts en moyenne par mois c’est encore peu mais on part de très loin…); 2,5 fois plus d’emprunteurs (jusqu’a 50 par mois) et une liste d’attente pour emprunter les liseuses qui n’en finit pas de s’allonger.
Et pourtant, l’offre de prêt proposée (Numilog pour ne pas la citer) est largement perfectible…
Mais la demande du public est là et elle augmente de jour en jour.
Alors à quand un pretnumerique.ca (en mieux) à la française ?
Je vais faire court et simplement donner ma position personnelle. En dehors de quelques genres (Fantasy, SF…) un livre que je ne peux pas emprunter ou qu’on ne peut pas me prêter est un livre que je n’achèterai probablement jamais. La raison est simple, je refuse désormais d’investir 15 à 20+€ (100 à 150 FF) pour une lecture qui reste de me laisser sur ma faim. J’ai aujourd’hui l’intégralité des Tony Hillerman simplement parce qu’un ami m’a, un jour, prêté le premier.