Premier Chapitre, un service de presse numérique… à éviter

Premier Chapitre propose depuis peu un « service de presse numérique » payant aux bibliothèques. Le principe est simple explique l’article de Livres-Hebdo :

Pour offrir ce service, la société Premierchapitre (affiliée à Smartnovel) sélectionne des nouveautés (50 par mois) en partenariat avec la SFL, négocie ensuite avec les éditeurs qui lui fournissent le fichier PDF des titres en question. Les bibliothécaires, lorsqu’ils sont abonnés au service (environ 3 000 euros par an) peuvent même lire sur le site premierchapitre la totalité du livre en version PDF et faire partager leurs coups de coeurs avec leurs collègues.

Là, on est pris d’un premier doute : les service de presse, c’est pas gratuit d’habitude ? Gratuits pour le papier, sauf que là c’est du service de presse numérique donc c’est payant (soupir). Payant et sécurisé, parce qu’il faut rassurer les éditeurs qui ont peur de la dissémination numérique des extraits des nouveautés…

Je vous épargne le couplet habituel sur la prétendue cannibalisation du papier par le numérique et celui sur les méchants-pirates-voleurs, désormais ça me file des boutons (de partage). Sans compter qu’ici la sécurisation ne vise pas tout le monde, mais bien des professionnels bien identifiés sensés faire connaître les titres auprès de leurs publics, lesquels s’empresseront de les emprunter et/ou de les acheter. Ah qu’elle est belle la confiance mutuelle des acteurs de la chaîne du livre !

Alors que cherche-t-on à nous vendre pour 3000€ HT à l’année ? Extrait de l’article d’Actualitté :

Pour les éditeurs, le fonctionnement est simple : un fichier PDF va être passé à la moulinette, puis converti en fichier image, pour être accessible depuis une interface adaptée aux tablettes. Il faut ensuite créer un compte, quand on est professionnel, et celui-ci sera rattaché à deux adresses IP, pour des questions de sécurisation.

« Le traitement du PDF en image le rend difficile à copier, sauf à réaliser des captures d’écran et en parallèle, un outil de watermarking indique qui est en train de lire. Dès lors que l’on dépasse les deux connexions depuis des IP différentes, le compte est bloqué. Bien entendu, il est possible d’adapter cela pour que les employés puissent accéder via d’autres appareils, ou en fonction d’autres adresses IP », garantit Jean-Charles Fitoussi.

Voilà donc une entreprise qui vend de la sécurité aux éditeurs et aux bibliothécaires, en cadenassant des contenus dans un player ultra sécurisé qui non seulement verrouille mais espionne ! Ces versions ne sont accessibles que pour les bibliothécaires (« les employés »). Nous voilà encore une fois enchaînés par les Chaînes du Livre, la préoccupation première est le contrôle comme au bon vieux temps du papier-qui-sent-bon. A la racine de ce besoin de sécurité : l’idée que la valeur (économique) de l’actualité est la plus forte, celle qui nécessite la plus de protections contre le piratage. C’est une idée qui ne résiste pas à l’analyse. Selon l’étude du Motif de mars 2012 sur le téléchargement illégal de livres numériques, ce qui est recherché N’EST PAS l’actualité mais bien les valeurs sûres :

Contrairement aux films et à la musique, le piratage des livres et BD n’est pas encore immédiat : il ne touche que minoritairement les nouveautés en rayon. Ainsi le piratage concerne pour moitié la période allant de 2001 à 200 : des titres en quelque sorte « long‐sellers ». En matière d’ebooks pirates, les internautes semblent chercher davantage l’ouvrage de valeur sûre ou répondant à un besoin (ou une curiosité) immédiat, que la nouveauté à proprement parler.

Nous sommes dans un monde (éditorial et commercial) dont l’idéal est l’Acopie, si bien définie par Olivier:

L’acopie ce serait alors l’antonyme de la copie. Un terme désignant la mystification visant à abolir, au travers d’un transfert des opérations de stockage et d’hébergement liées à la dématérialisation d’un bien, la possibilité de la jouissance dudit bien et ce dans son caractère transmissible, en en abolissant toute possibilité d’utilisation ou de réutilisation réellement privative.

L’acopie d’un côté et la copie (party) de l’autre, deux visions du monde. La seconde attentive aux usages et à la circulation des idées ET aux auteurs, l’autre attentive aux intérêts des acteurs économiques soit-disant enchainés les uns aux autres et les bibliothèques avec. Ah bon ? Les bibliothèques aussi ? Voilà donc nos services publics bien loin de la libre diffusion des savoirs…

L’entreprise s’intitule Premier Chapitre ce qui suggère qu’elle les vends ! En fait, non , elle vend un « service de Presse numérique ». Évidement, les premiers chapitres sont des éléments promotionnels au même titre que les premières et quatrièmes de couverture, ou les sommaires. Ce que M. Fitoussi vend ce sont bien des versions intégrales de nouveautés avant parution cadenassées à des bibliothécaires, pas des Premiers Chapitres à des lecteurs. Il y a comme une ambiguïté dans l’intitulé même de la société.

L’argument de vente exprimé par M. Fitoussi est double :

[Pour les bibliothécaires] impossible de lire les ouvrages pour choisir les achats à réaliser.

Impossible de lire les ouvrages pour choisir les achats à réaliser ? Ah bon ? De nombreuses bibliothèques paient déjà des abonnements Electre à prix d’or, ce qui permet de… feuilleter les titres avant parution ! Acheter les services de Premier Chapitre revient, en l’état, à acheter deux fois la même chose en payant deux intermédiaires qui l’ont tous les deux obtenu gratuitement… Le tarif pratiqué par Premier Chapitre (3000€ HT par an) pour 50 extraits par mois est équivalent à 4 accès à Electre pour une commune entre 5 000 et 10 000 habitants.

Bien entendu, le problème est ancien, les (grands) éditeurs (du SNE) on toujours refusé de proposer des services de presse aux bibliothécaires pensant que nous n’étions que des machines à acquérir des exemplaires imprimés payants. L’arrivée du numérique a reposé le problème : ils freinent des quatre fers pour proposer un service de presse numérique digne de ce nom aux bibliothèques. Dans l’économie de la recommandation cette position est totalement décalée et contre productive, tout le monde a intérêt à ce qu’on parle des nouveautés avant leur sortie ! Là est la vraie question posée par Premier Chapitre par le petit bout de la lorgnette marchande.

En creusant, il existe bien depuis 2008 un service de presse numérique proposé par Tite-Live pour quelques groupes d’édition. J’ai contacté Tite-Live, il m’a été confirmé que ce service existe encore mais « qu’il n’est pas ouvert aux bibliothécaires, il est réservé aux journalistes et aux représentants ». A ma question de savoir si ce service est gratuit ou payant, il m’a été fait la réponse suivante :  » le service est payant… pour l’Éditeur« !

Démonstration éclatante de l’inadéquation d’un modèle économique fait payer l’audience qualifiée que sont les bibliothécaires sélectionneurs alors que le bon sens marchand voudrait que ce soit celui qui a intérêt à vendre, l’éditeur, qui achète de l’audience pour faire de la publicité sur les titres à paraître ! Non seulement les bibliothèques font parler/vendre des livres, mais en plus, elles devraient payer un intermédiaire pour pouvoir les lire avant de les acheter pour les faire connaître ? Excusez moi, mais c’est pas un peu nous prendre pour des $%£%µ%µ ça ? Si on compare à Babelio avec l’opération Masse critique, ce sont bien les éditeurs qui paient Babelio pour que le réseau social mette en place une opération à destination d’un public de grands lecteurs et pas l’inverse. Les lecteurs reçoivent gratuitement des livres, Babelio se rémunère sur le service de mise en oeuvre et sur l’audience qualifiée qu’il apporte et les éditeurs achètent cette audience pour vendre des livres, tout le monde est content à la fin ! Pour les services de presse imprimés, ce sont bien les éditeurs qui envoient de plus en plus de titres à des blogueurs-critiques de manière à ce qu’on parle (en bien ou en mal) des titres! Imagine-t-on un seul instant vendre des « services de presse » numériques (ou pas) à des blogueurs ? Pourquoi alors nous bibliothécaires serions-nous ceux qui paient ?

Le second argument est assez étrange :

[Pour les bibliothécaires] impossible de lire les ouvrages pour choisir les achats à réaliser. Ainsi, les lecteurs qui découvrent un titre en librairie se retrouvent alors dépourvus, étant donné que l’établissement de prêt n’a pas nécessairement le titre dans ses rayons. « Plusieurs bibliothécaires insistent sur ce point : quand un livre est disponible simultanément en librairie et bibliothèque, il connaît un plus grand succès », assure Jean-Charles Fitoussi.

Doit-on comprendre que c’est parce que le bibliothécaire obtient un extrait et peut lire l’intégralité avant tout le monde que la nouveauté arrivera plus vite en rayon ? Voilà un raccourci étonnant. N’importe quel bibliothécaire sait bien que la rapidité de mise à disposition des nouveautés dépend du circuit de traitement de chaque bibliothèque… M. Fitoussi n’a pas dû rencontrer beaucoup de bibliothécaire pour construire son service.

Pour les nouveautés en librairie après parution, « l’exclusivité » proposée par Premier Chapitre tombe. Il suffit, par exemple d’aller sur le site de Gallimard pour trouver toutes les dernières nouveautés et les feuilleter! C’est par exemple le cas pour le dernier roman de Philippe Djian. Une rapide recherche sur Google permet de voir que sur Eden Livres on peut feuilleter les titres de plus d’une centaine d’éditeurs ! Sur le site de Premiers Chapitre, la confusion en savamment entretenue entre « service de presse » (avant parution) et « office numérique » qui renvoie à une pratique bien connue des bibliothécaire et qui se passe après parution… Faut-il rappeler que pour les imprimés, les offices sont des services non-facturés qui font partie de la valeur ajoutée de service qu’apporte un libraire à une bibliothèque ? Ce service entre bien souvent dans les critères distinctifs des marchés publics dans le cadre de la loi imposant le plafonnement des rabais. Si on commence à payer pour des Services de Presse, on va nous proposer assez vite de payer pour des « offices numériques » ultra sécurisés…

Si on ajoute à ça que les extraits feuilletables sont déjà gratuitement en ligne dès que le livre est paru en librairie pour peu que la bibliothèque ait un service de mise à disposition rapide des nouveautés (ce qui est très souvent le cas) on se rend compte que le service vendu est quasiment inutile.Vous voyez-vous en train de réclamer 3600€ TTC par an pour 50 titres par mois POUR LES BIBLIOTHÉCAIRES ? Si je prends ma calculatrice ça fait du 6€ TTC le titre pour avoir le droit de le feuilleter avant parution, sans y donner accès pour le public. C’est un tarif qui devrait être celui de l’achat d’un titre pour les publics (et dieu sait que nous n’avons pas du tout intérêt à continuer à acheter des titres mais c’est trop long à développer ici). Alors Quand je lui ai fait cette remarque, M. Fitoussi m’a affirmé vendre un service et non pas des titres. Soit. Examinons. Sur le site :

Créer une app pour smartphone

Espace réservé au bibliothécaire référent
. Export du QR code de la bibliothèque (utilisable sur les marques-pages, affichettes, site web…)
. Choix du nombre de titres dans l’app (de 2 à 10, toujours en nombre pair)
. Choix des titres : un clic devant la couverture du livre pour le sélectionner
. Intégration du logo de la bibliothèque ou de la ville
. Titrage de l’app mobile en utilisant les titres disponibles
. Test de l’app mobile : utiliser i-nigma (à télécharger sur votre magasin d’applications) puis flasher le QR code
. Intégration de la possibilité de réserver les livres qui figurent dans l’app mobile : sélectionner et indiquer l’email du service en charge des réservations

On me parle d’une application ! Le web mobile ! Chouette alors ! Alors ça tombe bien je suis bibliothécaire et j’ai un smartphone, je suis dans la cible, hop je teste. Et là, c’est le drame. L’application existe bien dans l’appstore

J’ai un vieux réflexe, je regarde les avis d’internautes avant de choisir une application : majorité de 1 étoile, et je vous passe la nature des commentaires. Mais bon continuons.

J’ouvre l’application : étrange interface, en effet… mais oui je le reconnais, c’est le site web de Premier chapitre, même pas optimisé pour mobile !

Là je commence franchement à être en colère… Deuxième écran :

En fait, ce n’est pas l’application qui constitue le service comme il est indiqué sur le site « app mobile » , mais bien une page web mobile ! M. Fitoussi m’a indiqué que l’application est abandonnée et non maintenue depuis des années… La confusion est totale sur le site. J’exagère ? C’est une petite différence ? Non, car le service vendu n’est donc pas du tout le même! Aucune chance que votre bibliothèque bénéficie de la visibilité des magasins d’application type App store ou Android Market comme le sous-entend l’expression « app mobile » indiquée sur le site Premier Chapitre! Pour le vendeur, c’est aussi bien moins cher de proposer une page web mobile quasiment gratuite à mettre en œuvre quand le coût moyen d’une application est de 15 000€ sans compter la maintenance ! (chiffre indiqué dans le livre blanc Smile du chef de projet mobile)

Voyons donc dans le détail le service vendu à Courbevoie. C’est Premier Chapitre lui-même qui met en avant l’exemple sur son site. Je ne connais pas les bibliothécaires de Courbevoie mais vu l’ampleur du dispositif : une campagne d’affichage dans la ville, je me dis que les bibliothécaires ont du construire le service avec cette « jeune start-up ». (Si on faisait des campagnes d’affichage pour toutes les ressources numériques achetées…). Voilà l’affiche placardée dans la ville :

L’argument de l’affiche ne mentionne même pas que les ouvrages sont des ultra-nouveautés pas encore parues. On propose de « flasher pour lire »… des « coups de coeur » (argh, je déteste toujours les coups de coeur) qui ne sont que des extraits de nouveautés… pas encore à la bibliothèque.

Où est la valeur ajoutée des bibliothécaires? Où sont les commentaires ? Quelle est leur implication dans les contenus ? Nulle part. En flashant le code, je suis immédiatement renvoyé sur une page web adaptée pour mobile (ouf).

Cette page propose bien un extrait lisible sur mon écran mobile. Deux fonctionnalités sur la droite : une de partage et une de réservation de l’ouvrage… par email !

On peut rêver mieux en terme d’intégration avec un SIGB non ? (ne serait-ce qu’un petit formulaire). Où est l’indication de la date de parution puisqu’on essaie de nous vendre de la fraicheur ? Où est la garantie pour le lecteur d’obtenir VITE le livre réservé ? Aucune mention de délai n’est indiquée alors qu’il s’agit de l’argument de vente principal !

Quant à la recommandation, exit les médias sociaux, place à une unique fonctionnalité : l’email. Le lien pointe sur l’extrait gratuit et non pas sur une notice de la bibliothèque ce qui aurait semblé plus logique… On incite à lire sur smartphone « pour un meilleur confort de lecture ». Mouais…

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On va encore me dire que je critique des gens qui expérimentent et qu’il faut débattre comme le pense le président de l’ADDNB, Michel Fauchié :

Débattre oui, se réjouir parce que « toute expérimentation est bonne à prendre », ça non. Faisons le point. On a : un service qui vend à des bibliothécaires des accès à des ultra-nouveautés, sécurisées pour nous empêcher de les disséminer, alors même que d’autres intermédiaires sont prêts à payer pour acheter ces mêmes types de contenus à des éditeurs pour les porter vers des « audiences qualifiées ». On a aussi à Courbevoie : une entreprise qui vend une page web mobile accessible via un QR code avec des extraits gratuits et la possibilité… d’envoyer des emails pour réserver les livres, le tout sans valeur ajoutée et pour les lecteurs sans garantie d’obtention du titre rapidement.

Jouons aux Petits Débrouillards : vous prenez un générateur de QR code (gratuit), une page de votre catalogue adaptée pour mobile (demandez à votre prestataire) ou installez un wordpress avec un plugin qui adapte les pages pour mobile, c’est gratuit. Vous y présentez des titres, puis dans les articles vous collez un extrait ou un lien vers un extrait juste après parution, en garantissant l’accès rapide à la nouveauté et en achetant pas mal d’exemplaires des titres. Vous faites une affiche et le tour est joué! Pour bien moins cher que ce que propose M. Fitoussi vous avez l’ultra-nouveauté en moins mais la possibilité de fournir le texte intégral en imprimé ou numérique !

Qu’on ne s’y trompe pas : Premier Chapitre est le (triste) symptôme de la situation bloquée du livre numérique en France. C’est aussi un symptôme éclatant du phénomène de désorientation de la valeur quand le document numérique met en jeu à la fois des contenus, des fichiers, de l’audience et des services.

C’est aussi le reflet exact de la position d’un Arnaud Nourry, Président d’Hachette lors du dernier salon du livre , interviewé par Actualitté :

[Les bibliothèques] ont pour vocation d’offrir à des gens qui n’ont pas les moyens financiers, un accès subventionné par la collectivité, au livre. Nous sommes très attachés aux bibliothèques, qui sont des clients très importants pour nos éditeurs, particulièrement en littérature. Alors, il faut vous retourner la question : est-ce que les acheteurs d’iPad ont besoin qu’on les aide à se procurer des livres numériques gratuitement ? Je ne suis pas certain que cela corresponde à la mission des bibliothèques.

Par définition, me semble-t-il, les gens qui ont acheté un Kindle ou un iPad, ont un pouvoir d’achat, là où les gens qui sont les usagers de ces lieux en manquent. La position de Hachette aujourd’hui, c’est que l’on ne vend pas aux bibliothèques […].

Voilà où l’on veut positionner les bibliothèques : des centres d’accès pour les pauvres [sic], là où nous devrions être perçus comme des pôles d’accès à des lectorats qualifiés locaux (clubs de lectures) et/ou à distances (communautés d’intérêt). La confusion est de mon point de vue renforcé par des professionnels qui persistent à mettre en avant une « vocation sociale » de la bibliothèque au lieu d’une activité de médiation numérique auprès de communautés diverses. Ne me faits pas dire ce que je pense pas : il y a UNE dimension sociale de la bibliothèque, mais elle n’est pas première, il y a des politiques publiques pour ça!

Et si on se concentrait sur la médiation des contenus en libre accès ou sur des dispositifs de recommandation des contenus sous droit sans forcément les avoir dans nos collections ? Et si nous déplacions le centre de gravité des bibliothèques de l’acquisition vers la médiation numérique ?

;interviewé par Actualitté

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