La veille à travers les jardins fermés du web

RIP Google ReaderGoogle fermera Google Reader en Juillet prochain. Comme des dizaines de millions d’internautes je l’utilisais depuis des années. On ne compte plus les articles sur les « alternatives à Google Reader » mais ils me semblent tous manquer l’essentiel. Pour qualifier un service d’alternative, il faut que l’outil puisse remplacer sérieusement un autre. Or toutes les alternatives citées se fondent sur qu’un seul des usages de l’outil : la fonction d’agrégateur.Toutes omettent ce que Google Reader était en plus :

  • un serveur de stockage et de synchronisation d’une collection de flux : aucune alternative ne le propose : la richesse de Google Reader tenait à sa position de coeur d’écosystème sur lequel venait se connecter via des API des services existants (Feedly, Flipboard, Newsify, etc.). Domination d’un acteur, mais confort extraordinaire pour l’utilisateur qui pouvait découpler la collection des flux des outils permettant une veille efficace.
  • un moteur de recherche très efficace dans des items partagés et marqués
  • Google reader était surtout un formidable moyen de partager des commentaires attachés à un item en générant un flux rss dont les liens ne pointent pas, comme le fait Scoop.it vers une page intermédiaire mais bien vers l’article lui-même. Cet

C’est sur ce dernier point que je souhaite insister ici, tant il me semble symptomatique des évolutions du web, bien au delà de Google Reader. Aussi étrange que cela puisse paraître, il est extraordinairement complexe aujourd’hui de réaliser une opération qui devrait pourtant être au coeur de ce qu’on appelle la « curation » : partager un commentaire sur un article via plusieurs médias sociaux à partir d’outils de veille nomades ou fixes. En somme faire une veille citoyenne avec des outils en accès libre et gratuitement et la diffuser là où sont les pratiques de lecture de flux : les médias sociaux. La difficulté est contre-intuitive tant les discours vantent un web du partage et de la recommandation. Essayons donc de vraiment coller à ces discours, vous allez constater combien c’est compliqué. De mon point de vue il faut répondre à 2 exigences :

Exigence numéro 1 : exporter les commentaires et le lien vers l’article sans captation de trafic par une page intermédiaire pour les disséminer.

La démarche est la suivante : je lis un article, j’en sélectionne un passage et je souhaite le partager le plus largement possible sur plusieurs médias sociaux. Cette opération de commentaire me semble très importante, elle est à la racine d’une pratique de copier-coller, d’un stockage et d’une réutilisation essentielles à la construction de ma culture numérique. Ce que je partage ce ne sont pas des liens, mais des commentaires et des citations, je me constitue un document de collecte qui fonde mon approche des réseaux. L’activité de veille a donc pour socle deux éléments fondamentaux : le copier-coller et la citabilité. Comme le rappelle Olivier Ertzscheid :

Il faut également réapprendre à distinguer les logiques de la rediffusion de celles du partage. Le « partage » tel qu’il est présenté par Facebook quand vous cliquez sur une vidéo pour la faire circuler auprès de vos amis n’est qu’un faux-semblant. Le vrai partage présuppose une appropriation et une redistribution ciblée. L’essentiel de nos interactions connectées consiste davantage en une simple rediffusion (sur le modèle des mass-média) qu’en un partage authentique.

Si je souhaite faire cette opération de veille partagée en vue d’une diffusion (et donc d’une réappropriation potentielle par quelqu’un) depuis des outils nomades (usages très répandus aujourd’hui pour qui a une tablette ou un téléphone connecté) cela signifie que je dois pouvoir accéder à ma collection de flux, la lire et en exporter la substantifique moelle commentée/citée. Je n’ai le choix pour ça que d’utiliser des outils de partage intégrés dans les applications mobiles ou en ligne que j’utilise pour accéder à ma collection de flux. Pour partager une veille commentée, il me faut donc :

  • d’une part pouvoir envoyer mon commentaire depuis des applications mobiles, de bureau et sur tablette qui ne sont pas forcément identiques;
  • d’autre part, disposer d’un flux rss sortant structuré de telle manière qu’il permet l’export de l’article qui je commente en pointant vers lui ET de mon commentaire.

Obstacles : les applications de veille mobile : agrégateurs comme Reeder ou Newsify ou Feedly ou magazine sociaux comme Flipboard ou Zite ne me permettent que de partager sur les plus grands médias sociaux de manière séparée : il faut choisir de confier son partage à un silo. Une fois dans le silo (=média social ici), il n ‘est pas possible de les synchroniser en temps réel. Quelques solutions existent, mais le piège est le suivant : les médias sociaux ne fournissent pas le lien vers l’article original mais vers une page intermédiaire qui est crée dans le réseau social, c’est le cas de Scoop.it mais aussi des flux rss sortant de Google+ ou de Facebook. Ces fonctions ne sont d’ailleurs pas natives mais accessibles via de services tiers voire des bricolage précaires… Google+ ouvre de manière très timide son API, n’est pas présent sur des services de passerelles d’API comme IFTTT ou Zapier.

Partager oui, mais toujours dans un seul écosystème avide de capter le trafic relatif à des identités numériques même si elles cherchent à s’exercer en dehors de lui. Si je souhaite disséminer, aucune raison de penser que ce sont les même personnes qui sont sur tel ou tel réseau. Le cas échéant, elles ont toujours le choix de suivre ma veille qu’une seule fois ! Attention, il ne s’agit pas ici d’une logique de « partage industriel », mais bien de la liberté que doit avoir chaque internaute de s’adresser aux communautés d’intérêts qu’il souhaite indépendamment des écosystèmes dans lesquelles elles de déploient.

Solutions :

  • Pour exporter un commentaire un titre et un lien à coup sûr, le plus universel est : d’envoyer un email ! De nombreuses applications de stockage/partage de liens génèrent un email propre à un compte, il suffit d’y adresser un message pour entrer un item dans le système. Sur mobile cette fonction est précieuse tant les applications sont des silos. A minima il est toujours possible d’envoyer un article (c’est -à-dire son titre et son url) par email, c’est une fonction qu’on est sûr de trouver dans n’importe qu’elle application de contenus. Encore faut-il pouvoir partager un extrait facilement par email. Reeder est particulièrement bien fait de ce point de vue parce que c’est un des rares outils à proposer l’apparition (sur Iphone) d’un menu contextuel qui permet l’envoi par mail de la sélection d’un extrait d’article en un clic. Sinon, il faut faire un copier-coller d’un extrait ou écrire un commentaire puis envoyer le message depuis le menu de l’application qui se charge de récupérer automatiquement le lien + le titre de l’article. A noter que même en faisant ça les applications ont la fâcheuse tendance à ajouter automatiquement « envoyé avec *** » en signature, c’est à l’utilisateur de prendre le temps d’effacer cette mention, ou pas. Certains services comme Feedly vont même jusqu’à formater l’email qui sera envoyé avec un template aux couleurs de la marque. Voilà un symptôme de ce que l’on pourrait appeler le « partage marqué » caractéristique des jardins fermés du web sous-cités. Avant Google+, Google reader proposait cette fonctionnalité de partage commenté de manière intégrée avec fil rss sortant et sans marquage… mais ça c’était avant. Voici comment ça fonctionne (bien) avec l’excellent Reeder.

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1. je lis l’article en entier grâce à l’excellente fonction Mobilizer qui utilise Readability pour récupérer l’intégralité du texte à partir du flux tronqué. Je peux alors sélectionner une citation.

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2. En cliquant sur Share je vois un menu qui me permet de partager la citation par email, moyen le plus universel et le plus sûr pour la disséminer en une fois dans plusieurs médias sociaux.

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3. La citation est automatiquement collée dans un email dont l’objet reprend le titre de l’article, le lien est ajouté en dessous du texte cité. Il ne me reste plus qu’à ajouter un destinataire et à envoyer. A qui ? Voir ci-dessous.

  • Pour obtenir un flux rss sortant comportant : le lien vers l’article original + mon commentaire je n’ai trouvé qu’un seul outil efficace : Instapaper. En plus des fonctions de lecture hors ligne et de « nettoyage » des pages qu’on lui connaît, chaque compte Instapaper comporte un email spécifique permettant l’envoi des données dans le système ET un flux rss sortant. Même si le commentaire envoyé par email n’apparaît pas dans l’interface, il est bien disséminé via le fil RSS. Il faut noter qu’Instapaper propose un abonnement de soutien qui accélère la mise à jour de ce flux et permet d’accéder à ce que proposait google reader : un moteur de recherche sur les items partagés. Le tarif est de 1$ par mois mais il n’est pas obligatoire de souscrire pour que le système fonctionne pour la veille. Il serait logiquement possible d’utiliser pour de tels besoin des outils de bookmarking social, mais Delicious ne permet pas l’envoi d’item par email, Diigo est très mal intégré dans les applications mobiles et ne permet pas non plus d’envoi par email. Pour contourner ce manque, il est possible de passer par une recette IFTTT qui prend en charge l’envoi par email dans Delicious… mais qui tronque systématiquement le commentaire ajouté à un article et gère très mal les signes diacritiques. Instapaper est le seul à conserver l’intégralité de mon objectif : envoi par mail possible, conservation du commentaire et/ou la citation, conservation du titre et le lien dans un fil rss sortant. Mon objectif était facile à atteindre il y a quelques années, il est devenu précaire en 2013. Instapaper a été créé par Marco Arment en 2008 l’entreprise est basée à New-York, elle est profitable mais n’emploie qu’une seule personne : son fondateur. Voilà qui est révélateur : Instapaper ne construit pas un écosystème, mais propose un service, il n’a donc aucun intérêt à capter du trafic.

[Edit] Suite à un commentaire de @karlpro j’avais négligé une excellente solution : Pinboard. C’est un outil de favoris en ligne qui est payant (10$) mais qui fait le travail de manière très efficace, il est possible de tester mais il faut payer pour ça même si le remboursement est possible pendant 3 jours si ça ne convient pas. Voilà une excellente solution très bien intégrée à IFTTT. Concrètement voici les 3 principales recettes IFTTT que j’utilise : envoyer un favori avec son commentaire par email; Diffuser un favori commenté au bon moment pour des followers; diffuser sur facebook.[/Edit]


2013-03-31 13_49_11-Diaporama PowerPoint - [Présentation1]

Il est alors possible via IFTTT (outil pour l’instant gratuit mais qui a annoncé une version premium) de disséminer les informations de ce flux RSS. Attention la « chaîne » propre à IFTTT n’est pas utilisable car elle ne gère pas les commentaires attachés à in item.

2013-03-31 14_59_34-IFTTT _ rss instapaper vers fb by silvae

Voici ce qu’on obtient sur Facebook mais il est aussi possible d’injecter le flux dans Linkedin via une autre tâche Ifttt :

2013-03-31 14_52_18-Silvère Mercier
2013-03-31 14_53_16-Your Profile _ LinkedIn

Exigence numéro 2: Déconnecter le temps de ma veille du temps de dissémination de ma veille

Aucune raison d’envoyer 15 ou 20 liens d’un coup à mes followers parce que je viens de faire ma séance de veille, encore faut-il que la réception de cette veille soit cohérente par rapport à leur disponibilité de lecture du flux. Il y a quelques années, j’avais détecté ce besoin en écrivant ce billet : Pourquoi il faut différer la propulsion de contenus dans le web du temps réel. A l’époque il n’existait aucun outil pour faire ça. Puis arrivé Dlvr.it. D’abord gratuit, il est passé au modèle freemium et fait payer (trop) cher les fonctions de dissémination. Ensuite est arrivé Buffer qui correspond exactement à ce besoin. Vous envoyez les contenus à Buffer et le service se charge de disséminer votre veille au bon moment . C’est limité à 10 liens par jour gratuitement sinon c’est payant et cher.

Obstacle : les outils existent, mais pourquoi payer ce qui est la racine de la veille : avoir une chance d’être lu ! Buffer propose une version à 10$ par mois et Dlvr.it est sur des tarifs similaires.

Solution : la seule solution que j’ai trouvé est Hootsuite Autoschedule. C’est gratuit (pour l’instant) et surtout c’est automatisable à partir d’un flux rss via IFTTT. Il est possible de créer une chaîne : rss => ifttt => hootsuite => twitter/facebook/linkedin mais je me suis contenté de twitter parce que le « rendu » du partage via Hootsuite n’est pas satisfaisant (le lien est mal reconnu sur facebook qui n’affiche pas l’image liée, ça incite moins à cliquer.)

Demain Ifttt et hootsuite rendront probablement ces fonctions payantes, seuls ceux qui non seulement ont la force de passer outres les barrières des écosystèmes en concurrence et les moyens de le faire pourront disséminer une veille à travers le web. L’alternative est elle aussi payante : embaucher et payer très cher des community managers pour épouser des stratégies de présence à l’intérieur d’un écosystème. Des communautés d’intérêt dans des jardins clos, le plus souvent entretenues à des fins marchandes, est-ce que c’est qui nous attend ? Ecoutez cette émission de France Inter à propos d’une entreprise qui gère la e-réputation de ses clients, c’est édifiant et on est très loin des théories complotistes.

2013-03-31 13_04_40-IFTTT _ Rss vers hootsuite autoschedule by silvae

Compliqué je vous disais, alors que le besoin de départ est très simple et légitime ! Force est de constater que ces obstacles techniques ne sont pas le fruit du hasard mais de l’organisation d’enclosures au coeur même des écosystèmes dont le discours se fonde sur le partage. Je ne peux clore cet article dans citer Olivier Ertzscheid, un des premiers à avoir dénoncé et théorisé les jardins fermés (l’expression est de Tim Berners Lee) que sont les écosystèmes sociaux du web. Je l’avoue j’ai mis longtemps à en être convaincu mais c’est désormais une évidence :

Dans ces jardins fermés, chaque acteur a intérêt à favoriser les résultats de son écosystème direct et à refuser ou brider toute forme d’externalité non-directement rentable. Ainsi, pour une recherche sur une vidéo, Google surpondérera et affichera en premier les résultats provenant de YouTube (qu’il a racheté) au détriment des résultats en provenance d’autres sites présentant pourtant la même vidéo.

De la même manière la fonctionnalité « like » (« j’aime ») mise en avant par Facebook à l’intérieur de son site mais également sur une multitude de sites tiers à vocation à centraliser les informations de navigation (et les préférences des utliisateurs) pour le seul usage de Facebook, dans une logique radicalement inverse à celle du lien hypertexte. Ainsi ces nouvelles ingénieries relationnelles présentes dans tous les systèmes dits « de recommandation » nous astreignent à une navigation de plus en plus fermée, de type carcérale, dans laquelle il est de plus en plus difficile et de moins en moins « naturel » de parvenir à s’extraire des sentiers les plus fréquentés, ou des zones de liberté conditionnelle qui nous sont assignées.

 

Silvae

Je suis chargé de la médiation et des innovations numériques à la Bibliothèque Publique d’Information – Centre Pompidou à Paris. Bibliothécaire engagé pour la libre dissémination des savoirs, je suis co-fondateur du collectif SavoirsCom1 – Politiques des Biens communs de la connaissance. Formateur sur les impacts du numériques dans le secteur culturel Les billets que j'écris et ma veille n'engagent en rien mon employeur, sauf précision explicite.

8 réponses

  1. Merci pour ce point de vue que je partage et pour ces outils que je pratique avec cette même inquiétude de les voir passer payant et cher… Peut-être faudrait-il monter une plateforme genre CMS qui permette de faire tout cela.

  2. Merci pour le lien vers mon blog. Chouette article 🙂

  3. Merci pour ces précieux éclairages.

    À titre personnel, si je comprends l’intérêt du recours aux média-sociaux pour la curation, je me demande parfois si cette activité ne nous entraîne pas dans une
    sorte de schizophrénie : s’évader des jardins clos pour finalement y retourner (d’une manière peut-être moins contrainte mais certainement très contraignante).

    Comme beaucoup, j’ai anticipé la fermeture de Google Reader pour migrer mes abonnements vers un autre agrégateur de flux. J’ai opté pour http://theoldreader.com, une application Web (qui passe pas trop mal sur mobile). L’interface ressemble pour beaucoup à Google Reader. Il manque encore quelques fonctionnalités essentielles (partage direct par courrile…), mais l’équipe est réactive et semble à l’écoute des demandes des utilisateurs (qui semblent aller dans le bon sens).
    En attendant mieux, le service propose une fonctionnalité de partage qui me semble répondre en puissance aux problématiques exposées : d’abord, le partage s’accompagne d’une note (le commentaire, la réappropriation).
    Ensuite, l’élément partagé est ajouté à une liste, où l’on retrouve les éléments partagés et leur note. Et là, ça devient véritablement intéressant, cette liste d’éléments partagés n’est autre qu’un flux RSS, auquel n’importe qui peut
    s’abonner.
    Jusque-là, c’est pas mal, non ? Le flux contient bien la liste des éléments partagés, avec le titre, le contenu et l’url originale de l’élément, sans page intermédiaire ni aucune autre altération.
    Le problème, c’est que les notes sont absentes de ce flux… Quel dommage, on y était presque ! Il y a toutefois une demande faite en ce sens, qui offre un petit espoir (https://theoldreader.uservoice.com/forums/187017-feature-requests/suggestions/3746947-let-the-profile-rss-feed-show-initial-shared-comme).

  4. Emma Giarany dit :

    Merci pour l’article. Quid de l’App Pocket ? sur Android

  5. G dit :

    Je découvre votre blog, et avec plaisir.
    Je trouve votre analyse extrêmement pertinente ; une solution ne consisterait-elle pas à publier sur votre blog comme source, et à exploiter les fonctions de modules de publication sur Twitter, Facebook, etc. (simple rediffusion pour le coup) de CMS comme WordPress ?

    • Silvae dit :

      Merci pour ce commentaire, ça pourrait fonctionner à condition de trouver le bon plugin qui fasse en sorte que le lien des billets publiés pointe vers l’article source et pas vers l’article de blog, auquel cas ça crée une page intermédiaire…

  6. Denis DEE dit :

    Bon article.

  1. 27 mai 2013

    […] un récent article, j’ai indiqué combien mes pratiques de veille étaient gênées par l’évolution des […]