La veille à travers les jardins fermés du web

RIP Google ReaderGoogle fermera Google Reader en Juillet prochain. Comme des dizaines de millions d’internautes je l’utilisais depuis des années. On ne compte plus les articles sur les « alternatives à Google Reader » mais ils me semblent tous manquer l’essentiel. Pour qualifier un service d’alternative, il faut que l’outil puisse remplacer sérieusement un autre. Or toutes les alternatives citées se fondent sur qu’un seul des usages de l’outil : la fonction d’agrégateur.Toutes omettent ce que Google Reader était en plus :

C’est sur ce dernier point que je souhaite insister ici, tant il me semble symptomatique des évolutions du web, bien au delà de Google Reader. Aussi étrange que cela puisse paraître, il est extraordinairement complexe aujourd’hui de réaliser une opération qui devrait pourtant être au coeur de ce qu’on appelle la « curation » : partager un commentaire sur un article via plusieurs médias sociaux à partir d’outils de veille nomades ou fixes. En somme faire une veille citoyenne avec des outils en accès libre et gratuitement et la diffuser là où sont les pratiques de lecture de flux : les médias sociaux. La difficulté est contre-intuitive tant les discours vantent un web du partage et de la recommandation. Essayons donc de vraiment coller à ces discours, vous allez constater combien c’est compliqué. De mon point de vue il faut répondre à 2 exigences :

Exigence numéro 1 : exporter les commentaires et le lien vers l’article sans captation de trafic par une page intermédiaire pour les disséminer.

La démarche est la suivante : je lis un article, j’en sélectionne un passage et je souhaite le partager le plus largement possible sur plusieurs médias sociaux. Cette opération de commentaire me semble très importante, elle est à la racine d’une pratique de copier-coller, d’un stockage et d’une réutilisation essentielles à la construction de ma culture numérique. Ce que je partage ce ne sont pas des liens, mais des commentaires et des citations, je me constitue un document de collecte qui fonde mon approche des réseaux. L’activité de veille a donc pour socle deux éléments fondamentaux : le copier-coller et la citabilité. Comme le rappelle Olivier Ertzscheid :

Il faut également réapprendre à distinguer les logiques de la rediffusion de celles du partage. Le « partage » tel qu’il est présenté par Facebook quand vous cliquez sur une vidéo pour la faire circuler auprès de vos amis n’est qu’un faux-semblant. Le vrai partage présuppose une appropriation et une redistribution ciblée. L’essentiel de nos interactions connectées consiste davantage en une simple rediffusion (sur le modèle des mass-média) qu’en un partage authentique.

Si je souhaite faire cette opération de veille partagée en vue d’une diffusion (et donc d’une réappropriation potentielle par quelqu’un) depuis des outils nomades (usages très répandus aujourd’hui pour qui a une tablette ou un téléphone connecté) cela signifie que je dois pouvoir accéder à ma collection de flux, la lire et en exporter la substantifique moelle commentée/citée. Je n’ai le choix pour ça que d’utiliser des outils de partage intégrés dans les applications mobiles ou en ligne que j’utilise pour accéder à ma collection de flux. Pour partager une veille commentée, il me faut donc :

Obstacles : les applications de veille mobile : agrégateurs comme Reeder ou Newsify ou Feedly ou magazine sociaux comme Flipboard ou Zite ne me permettent que de partager sur les plus grands médias sociaux de manière séparée : il faut choisir de confier son partage à un silo. Une fois dans le silo (=média social ici), il n ‘est pas possible de les synchroniser en temps réel. Quelques solutions existent, mais le piège est le suivant : les médias sociaux ne fournissent pas le lien vers l’article original mais vers une page intermédiaire qui est crée dans le réseau social, c’est le cas de Scoop.it mais aussi des flux rss sortant de Google+ ou de Facebook. Ces fonctions ne sont d’ailleurs pas natives mais accessibles via de services tiers voire des bricolage précaires… Google+ ouvre de manière très timide son API, n’est pas présent sur des services de passerelles d’API comme IFTTT ou Zapier.

Partager oui, mais toujours dans un seul écosystème avide de capter le trafic relatif à des identités numériques même si elles cherchent à s’exercer en dehors de lui. Si je souhaite disséminer, aucune raison de penser que ce sont les même personnes qui sont sur tel ou tel réseau. Le cas échéant, elles ont toujours le choix de suivre ma veille qu’une seule fois ! Attention, il ne s’agit pas ici d’une logique de « partage industriel », mais bien de la liberté que doit avoir chaque internaute de s’adresser aux communautés d’intérêts qu’il souhaite indépendamment des écosystèmes dans lesquelles elles de déploient.

Solutions :

1. je lis l’article en entier grâce à l’excellente fonction Mobilizer qui utilise Readability pour récupérer l’intégralité du texte à partir du flux tronqué. Je peux alors sélectionner une citation.

2. En cliquant sur Share je vois un menu qui me permet de partager la citation par email, moyen le plus universel et le plus sûr pour la disséminer en une fois dans plusieurs médias sociaux.

3. La citation est automatiquement collée dans un email dont l’objet reprend le titre de l’article, le lien est ajouté en dessous du texte cité. Il ne me reste plus qu’à ajouter un destinataire et à envoyer. A qui ? Voir ci-dessous.

[Edit] Suite à un commentaire de @karlpro j’avais négligé une excellente solution : Pinboard. C’est un outil de favoris en ligne qui est payant (10$) mais qui fait le travail de manière très efficace, il est possible de tester mais il faut payer pour ça même si le remboursement est possible pendant 3 jours si ça ne convient pas. Voilà une excellente solution très bien intégrée à IFTTT. Concrètement voici les 3 principales recettes IFTTT que j’utilise : envoyer un favori avec son commentaire par email; Diffuser un favori commenté au bon moment pour des followers; diffuser sur facebook.[/Edit]


Il est alors possible via IFTTT (outil pour l’instant gratuit mais qui a annoncé une version premium) de disséminer les informations de ce flux RSS. Attention la « chaîne » propre à IFTTT n’est pas utilisable car elle ne gère pas les commentaires attachés à in item.

Voici ce qu’on obtient sur Facebook mais il est aussi possible d’injecter le flux dans Linkedin via une autre tâche Ifttt :


Exigence numéro 2: Déconnecter le temps de ma veille du temps de dissémination de ma veille

Aucune raison d’envoyer 15 ou 20 liens d’un coup à mes followers parce que je viens de faire ma séance de veille, encore faut-il que la réception de cette veille soit cohérente par rapport à leur disponibilité de lecture du flux. Il y a quelques années, j’avais détecté ce besoin en écrivant ce billet : Pourquoi il faut différer la propulsion de contenus dans le web du temps réel. A l’époque il n’existait aucun outil pour faire ça. Puis arrivé Dlvr.it. D’abord gratuit, il est passé au modèle freemium et fait payer (trop) cher les fonctions de dissémination. Ensuite est arrivé Buffer qui correspond exactement à ce besoin. Vous envoyez les contenus à Buffer et le service se charge de disséminer votre veille au bon moment . C’est limité à 10 liens par jour gratuitement sinon c’est payant et cher.

Obstacle : les outils existent, mais pourquoi payer ce qui est la racine de la veille : avoir une chance d’être lu ! Buffer propose une version à 10$ par mois et Dlvr.it est sur des tarifs similaires.

Solution : la seule solution que j’ai trouvé est Hootsuite Autoschedule. C’est gratuit (pour l’instant) et surtout c’est automatisable à partir d’un flux rss via IFTTT. Il est possible de créer une chaîne : rss => ifttt => hootsuite => twitter/facebook/linkedin mais je me suis contenté de twitter parce que le « rendu » du partage via Hootsuite n’est pas satisfaisant (le lien est mal reconnu sur facebook qui n’affiche pas l’image liée, ça incite moins à cliquer.)

Demain Ifttt et hootsuite rendront probablement ces fonctions payantes, seuls ceux qui non seulement ont la force de passer outres les barrières des écosystèmes en concurrence et les moyens de le faire pourront disséminer une veille à travers le web. L’alternative est elle aussi payante : embaucher et payer très cher des community managers pour épouser des stratégies de présence à l’intérieur d’un écosystème. Des communautés d’intérêt dans des jardins clos, le plus souvent entretenues à des fins marchandes, est-ce que c’est qui nous attend ? Ecoutez cette émission de France Inter à propos d’une entreprise qui gère la e-réputation de ses clients, c’est édifiant et on est très loin des théories complotistes.

Compliqué je vous disais, alors que le besoin de départ est très simple et légitime ! Force est de constater que ces obstacles techniques ne sont pas le fruit du hasard mais de l’organisation d’enclosures au coeur même des écosystèmes dont le discours se fonde sur le partage. Je ne peux clore cet article dans citer Olivier Ertzscheid, un des premiers à avoir dénoncé et théorisé les jardins fermés (l’expression est de Tim Berners Lee) que sont les écosystèmes sociaux du web. Je l’avoue j’ai mis longtemps à en être convaincu mais c’est désormais une évidence :

Dans ces jardins fermés, chaque acteur a intérêt à favoriser les résultats de son écosystème direct et à refuser ou brider toute forme d’externalité non-directement rentable. Ainsi, pour une recherche sur une vidéo, Google surpondérera et affichera en premier les résultats provenant de YouTube (qu’il a racheté) au détriment des résultats en provenance d’autres sites présentant pourtant la même vidéo.

De la même manière la fonctionnalité « like » (« j’aime ») mise en avant par Facebook à l’intérieur de son site mais également sur une multitude de sites tiers à vocation à centraliser les informations de navigation (et les préférences des utliisateurs) pour le seul usage de Facebook, dans une logique radicalement inverse à celle du lien hypertexte. Ainsi ces nouvelles ingénieries relationnelles présentes dans tous les systèmes dits « de recommandation » nous astreignent à une navigation de plus en plus fermée, de type carcérale, dans laquelle il est de plus en plus difficile et de moins en moins « naturel » de parvenir à s’extraire des sentiers les plus fréquentés, ou des zones de liberté conditionnelle qui nous sont assignées.

 

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