Du design thinking à l’innovation publique en communs
On parle pas mal en ce moment de Design Thinking ou de la pensée Design. J’ai récemment relayé la traduction en français du guide destiné aux bibliothèques. Bien sûr c’est une très bonne chose qu’on en parle et aussi une très bonne chose que le thème du congrès de l’ABF de cette année soit l’innovation. C’est aussi excellent de voir de plus en plus de Biblioremix, les amis de la bibliothèque Louise Michel à Paris en ont même organisé un avec les enfants !
Le Design Thinking n’est qu’une méthode, parmi d’autres
Deux remarques me semblent importantes. D’abord, comme le fait très bien remarquer Cécile Arènes (qui vient de relancer son blog, suivez-le!), le principal mérite du Design Thinking est de mettre en avant les notions d’expérimentation, et d’insister sur la gestion de projet en mode agile. Rien de nouveau sous le soleil :
Si vous vous êtes déjà intéressé aux méthodes agiles et à l’innovation, le DT ne vous surprendra pas beaucoup. La phase d’itération, par exemple, n’est pas sans ressemblance avec Scrum. Si je schématise, le DT repose sur l’idée qu’on est plus créatif en dialoguant avec ses usagers qu’assis dans une salle de réunion. Il est expérimental : c’est « un processus non linéaire qui demande de la flexibilité ». Le DT n’est pas seulement une méthode, c’est aussi un état d’esprit, qui demande à chaque participant du projet de laisser libre cours à sa créativité. Voilà qui n’est pas chose aisée. En matière de communication, là encore, révolution copernicienne par rapport à la gestion de projet classique, avec le DT on invite les parties prenantes à s’intéresser au processus de projet lui-même et on n’attend pas d’avoir un produit fini parfait pour le présenter.
Voilà près de 10 ans que les formations à la médiation numérique que nous organisons, notamment avec le CNFPT insistent sur l’expérimentation. La notion même de dispositif de médiation est une invitation à l’expérimentation et les dispositifs passerelles sont très souvent mis en oeuvre dans des BiblioRemix, ce qui est une très bonne nouvelle !
Il me semble pourtant qu’il faut faire attention à ne pas fétichiser la méthode. Le Design Thinking, tel que présenté dans le guide traduit en français insiste beaucoup (trop?) sur le prototypage créatif, itératif et participatif…. (ça fait beaucoup de if). La méthode vient, comme le rappelle Marie D. Martel de la société La société américaine IDEO qui propose la conduite de projets d’innovation à partir d’un ancrage dans le domaine de la gestion, des affaires et de la technologie.
Les pionniers du genre en France, il ne faut pas l’oublier, ce sont les membres de la 27e Région, qui dès 2009 organisaient des ateliers de prototypage rapides dans les collectivités.
Dans cet article du site, d’autres « méthodes ingénieuses » sont abordées. Parmi elles on retrouve une démarche beaucoup plus longue (et coûteuse) que le prototypage rapide, c’est l’immersion inspirée des pratiques ethnographiques, cette méthode est décrite dans une vidéo :
Ainsi le prototypage n’est qu’une des méthodes créatives parmi d’autres, et les supports pour créer sont multiples : pokers créatifs, jeux de rôles, cartes sensibles, et même des legos!
Extension du domaine du Remix
Ce que je trouverai dommage c’est que les BiblioRemix se généralisent de la pire des manières, c’est-à dire, des parenthèses enchantées créatives entre gens de bonnes compagnie. Je force le trait, mais je préfère soulever ce point au moment où il y a une mode qui se développe. Le passage est surement nécessaire pour qu’on s’habitue à ces nouvelles méthodes et je parie sur le fait qu’une fois la vague passée, on sera plus raisonnables. Aujourd’hui, même la BnF fait du BiblioRremix…
Attention hein je ne dis pas qu’il ne faut plus de BiblioRemix, mais qu’il faut les prendre pour ce qu’ils sont, c’est à-dire des méthodes créatives à insérer dans des stratégies de médiation numérique.
J’avais eu la chance de participer pendant 2 jours au tout premier Muséomix organisé en France en 2011 à Paris au Musée des arts-déco. Un des co-fondateurs, Julien Dorra, revient sur l’expérience Muséomix :
Ce n’est pas le Musée dauphinois qui a dit : « Il y aura un Muséomix chez nous » ; c’est la communauté issue de Muséomix Lyon, celle de Muséomix Rhône-Alpes, donc toutes sortes de gens de partout qui ont demandé : « Où on le fait cette année? ». Évidemment, le Musée dauphinois a bossé aussi, mais ne faut pas qu’un musée dise « l’année prochaine, c’est chez moi » – ça, c’est de la commande. Il faut que tous les gens discutent ensemble et lancent un appel à tous les musées ouverts. Ce qui fonctionne, c’est qu’une communauté marche bien avec un musée, et non pas qu’un musée demande à avoir un Muséomix chez lui. Là où Ana et Julie ont été très fortes, c’est qu’elles sont allées chercher des gens à l’extérieur à qui elles ont demandé de prendre le leadership sur certains aspects, elles ont animé cette communauté pour rendre possible Muséomix.
Il me semble qu’il y a là quelque chose d’important, c’est bien de la rencontre entre une communauté créative et une institution dont on parle et pas d’une commande d’une prestation de QuelquechoseRemix… Car au delà de la méthode c’est aussi de la réappropriation par les publics des musées ou des bibliothèques dont il s’agit. Du coup, le plus difficile n’est pas d’expliquer la méthode, ni même d’organiser un BiblioRemix (même si c’est beaucoup de boulot), mais peut-être de faire en sorte qu’il soit l’occasion d’améliorer l’efficacité des politiques publiques menées c’est-à-dire d’améliorer l’impact social de l’établissement qui porte le projet.
Cela pose par exemple la question du suivi et de l’évaluation des dispositifs de médiation qui sont mis en oeuvre, de leur mise en production et de la pérennité des liens avec une communauté créative locale et/ou en ligne. Quels sont les dispositifs qui fonctionnent vraiment? Quels sont les retours des équipes qui les ont mis en oeuvre? Quelle est la nature de la médiation qui y est proposée? Comment sont formalisés les objectifs même s’ils viennent après la conception ? Quels sont les méthodes d’évaluation, au delà des prototypes? Pour l’instant, et c’est déjà excellent, un gros effort de documentation des dispositifs est mené par la communauté des biblioremixeurs.
Si l’enjeu est l’itération et l’agilité, cela doit s’inscrire dans un temps long qui s’oppose à la parenthèse enchantée des 2 jours créatifs! Ce point est un des plus compliqué à appréhender dans les structures qui accueillent ce genre d’événement… c’était déjà le cas lors du premier Muséomix. Faute d’un travail avec les équipes sur la gestion de projet agile et l’expérimentation permanente, il y a fort à parier que l’arrivée d’un BiblioRemix dans une bibliothèque non préparée ne soit qu’un magnifique coup d’épée dans l’eau.
Du Remix à L’innovation Publique
J’ai l’impression qu’il est nécessaire et urgent de replacer les bibliothèques dans le grand mouvement en cours de l’innovation publique/innovation territoriale. Car ce que je pointe ici est un constat déjà assez ancien fait par les pionniers de l’Innovation Publique. Stéphane Vincent, l’excellent fondateur de la 27e Région rapporte ainsi les propos d’un autre pionnier anglais de l’innovation publique : Charles Leabeater, qui rejoint celui de Julien Dorra évoqué plus haut :
les trois collectivités du programme les plus avancées ne sont pas celles qui sont ont le mieux adopté toute la vulgate “design” ou respecté les règles de l’innovation sociale, mais celles qui ont vraiment joué le jeu en lâchant prise, sans avoir forcément respecté un canevas théorique à la lettre, mais simplement “joué sincèrement le jeu”… L’enjeu est que l’innovation devienne un processus naturel, intégré, pas un simple moment fun qui ne soit qu’un prétexte pour ne rien changer.
Alors qu’est-ce que l’innovation publique/ territoriale? Voici la définition proposée dans le rapport de Akim Oural, membre du CNNum, vice-président de l’Avicca et conseiller de Lille Métropole en charge de l’économie numérique
J’aime bien cette définition parce qu’elle montre bien que ce qui est innovant, c’est la réponse (moi je dis le dispositif) et pas les fins. De ce point de vue, la médiation numérique est une démarche visant à concevoir des dispositifs innovants à des fins de diffusion des savoirs et des savoir-faire, elle s’inscrit donc pleinement dans le champ de l’innovation territoriale.
Ce qu’on voit arriver dans le secteur des bibliothèques : design thinking et Biblioremix sont donc les parties émergées de l’iceberg de l’innovation publique. Le mouvement dépasse de loin les politiques de lecture publique et même les politiques culturelles.
Le Secrétariat à la Modernisation de l’Action Publique vient de lancer un appel à projet d’envergure, avec un fond doté de 4 à 6 millions d’Euros pour créer des laboratoires de l’innovation publique sur l’ensemble du territoire. Ces laboratoires ne sont pas encore créée et seront issus des services de l’Etat même si les collectivités peuvent être partenaires.
Le programme « Laboratoires d’innovation territoriale » a vocation à permettre la création de lieux d’échange et de valorisation de la créativité, des idées et des compétences des agents de l’administration territoriale de l’État. Impliquant d’autres parties-prenantes (opérateurs, collectivités, associations, usagers, etc.), ces laboratoires d’innovations territoriales seront porteurs de solutions numériques innovantes tant dans la manière de les concevoir que dans celles d’exercer les métiers de l’administration territoriale de l’État.
On le voit, il y a une vraie prise de conscience au niveau de l’Etat de l’importance de la transversalité et de méthodes agiles largement inspirée de l’univers des start-up. Porté par Pierre Pezziardi au SGMAP, le concept de start-up d’Etat entend favoriser le développement de projet porté par des intrapreneurs (les porteurs de projet en interne) dont l’objectif n’est pas le profit mais l’efficacité de l’action publique. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les projets relevant ce cette démarche.
Bien sûr le discours vient du privé, avec des forts accents libéraux, mais puisque la fonction publique n’aura jamais de levées de fond ni de business angels, je préfère prendre ce qu’il y a de chouette dans la figure de l’entrepreneur : l’engagement, la tenacité et la volonté de changements. Et puis aujourd’hui, nombreux sont ceux (en particulier au sein des grandes écoles de commerce) qui rejettent la figure de l’entrepreneur solitaire avec la Rolex des 50 ans en ligne de mire au profit de l’entrepreneur social. Enfin, intrapreneuriat dans la fonction publique est toujours soumis à la volonté des élus, ce qui vient quand même écorner l’image d’indépendance libérale que le vocable porte!
Il y a fort à parier que dans les années qui viennent, les structures de l’innovation publique vont se mettre en place, permettant des points d’appuis aux directions d’établissements souhaitant développer des projets innovants. Espérons que la structuration de l’innovation publique ne va pas la tuer…. Le discours a au moins le mérite de focaliser l’attention non pas sur les moyens, mais sur le repérage des porteurs de projets, des intrapreneurs et la nécessité de trouver des catalyseurs pour améliorer l’action publique.
Il ne faut à mon sens pas attendre une révolution rapide de ce mouvement mais l’émergence progressive d’une nouvelle manière de concevoir l’action publique dans sa globalité et de l’évaluer. Tout ça est encore très brouillon, par exemple on utilise dans ces démarches des grilles de projet issues du lean management privé inadaptées au secteur public.
Je pense enfin qu’il ne faut pas se faire d’illusions sur la tentative d’accompagner le plus positivement possible non pas seulement l’amélioration de la gestion publique, mais aussi la gestion de la pénurie…
De l’innovation publique aux communs
Un article de la Gazette écrit par une agence de conseil propose ce titre ronflant : Six virages à prendre pour une administration du 21e siècle. Je n’aurai jamais passé de temps de cerveau à lire l’article si le schéma proposé ne m’avait semblé pertinent, le voici :
On retrouve bien le prototypage comme l’un des items d’une co-conception nécessairement reliée à un ensemble d’innovations cohérentes avec la définition proposée ci-dessus. Pourtant, il manque quand même un peu de corps à la notion d’ouverture… Qu’est-ce qui est ouvert et dans quelles conditions se fait l’ouverture? Au sein de SavoirsCom1 nous militons depuis des années pour une ouverture des données qui se fassent sous conditions de réciprocité, avec une clause de partage à l’identique… C’est pour nous une manière d’initier un partenariat équilibré entre public et privé et de permettre l’émergence de communs autour des données…
Il n’est pas inintéressant de voir qu’un des principaux initiateurs de la politique d’ouverture des données publiques en France, Henri Verdier, administrateur général des données qui dirige le SGMAP aujourd’hui a longtemps prôné la licence ouverte de l’Etat (qui ne comporte aucune contrepartie pour le secteur public) là où des collectivités comme Paris ou Toulouse ont fait le choix d’une ouverture avec obligation de reverser au pot commun grâce à la licence ODBL... Il y a un certain contraste entre un état soucieux de s’agenouiller devant la French Tech et certaines collectivités souhaitant ouvrir prudemment et avec des conditions. Les choses évoluent mais sans entrer plus loin dans ce débat, je note que c’est le discours des communs qui permet d’opérer un rapprochement et de créer des écosystèmes capables de bénéficier aux citoyens… En témoigne cet article d’Henri Verdier : Pour une économie politique des communs dans lequel il reconnaît l’importance des communautés autour des communs et le caractère essentiel du fork (c’est-à-dire de la réappropriation à partir de sources disponibles et ouvertes). Or pour forker il faut pouvoir accéder au pot commun, ce que garantissent les licences que nous soutenons depuis toujours chez SavoirsCom1. Et de conclure sur l’importance des communs dans l’action publique.
Ce qui m’intéresse ici n’est pas d’avoir eu raison avec SavoirsCom1, mais bien que le chemin se fasse à travers les communs. Même chose chez la 27e Région, qui a récemment affirmé l’importance de s’engager sur la voie des communs…
Quel(s) rôle(s) pour la puissance publique dans l’aventure des communs ?
La nécessaire adaptation aux contextes locaux, la prédominance de la pratique et de l’action sur les concepts, l’expertise d’usage… toutes ces notions au cœur des communs font aussi parti de notre ADN et infusent nos programmes. Alors, si les communs questionnent un grand nombre d’acteurs et de modèles, c’est d’abord leur lien avec la transformation de l’action publique qui nous intéresse à La 27e Région. Quel nouveau rôle de la puissance publique les communs dessinent-ils ?
Que ces deux pionniers, l’un à l’Etat, Henri Verdier et l’autre, Stéphane Vincent, ancré dans le monde territorial pour la 27e Région se rejoignent à travers les communs est un très bon signe. Voilà qui démontre que le discours des communs, et leur pratique est au cœur des mutations contemporaines ! Bien au delà des méthodes ou des stratégies personnelles des uns ou des autres, il me semble essentiel de resituer les bibliothèques dans un mouvement d’ensemble et de se garder de fétichiser une méthode ou un concept. Tant mieux si la parenthèse enchantée d’un Biblioremix peut service de levier pour insuffler des changements et tant mieux si le Design Thinking peut apporter une pierre à l’édifice de la transformation de l’action publique, en communs.
Moi qui suis (un peu) vieille dans le métier, je regarde toutes ces méthodes et ces propositions d’expérimentation avec l’envie de les tester, tout en me demandant laquelle va vraiment perdurer dans dix ans. Comme tu le soulignes, il y a une fausse facilité dans ces méthodes qu’il serait vraiment dommage de réduire à des versions allégées pour des bibliothèques en disette budgétaire…
Et merci ! Maintenant je vais vraiment devoir écrire pour le blog 😉