Prix unique du livre numérique : les bibliothèques seraient un marché du livre ancien ?

François Bon souligne à très juste titre une réelle menace pour des offres de livre numériques dans les bibliothèques dans la récente proposition de loi sur le prix unique du livre numérique. Elle a été déposée par les sénateurs UMP Catherine Dumas et Jacques Legendre. Lisez son billet pour vous rendre compte combien cette loi est l’exemple parfait de la  fausse bonne idée ! Non seulement c’est une mauvaise idée en termes économiques parce qu’elle a pour unique objet de protéger un secteur industriel qui n’invente pas, mais en plus elle instaure en l’état un régime à deux vitesses qui fait des bibliothèques des accès de seconde zone, seconde main, un marché d’occasion. Citation du billet de F. Bon :

Article 3 Les offres groupées de livres numériques, en location ou par abonnement, peuvent être autorisées par l’éditeur, tel que défini à l’article 2, au terme d’un délai suivant la première mise en vente sous forme numérique. Ce délai est fixé par décret. Et si par exemple, on raisonnait au contraire : le numérique largement disponible en accès lecture (ou sur votre Kindle ou iPad) en bibliothèque, et le livre imprimé vient après ? Et lorsqu’il s’agit d’une réalisation comme la Culturethèque de l’Institut français de Londres, au nom de leur propre droit commercial du monde libéral, pourquoi veulent-ils régenter par décret d’interdiction des formes de diffusion par abonnement, celles qui nous permettent à publie.net de faire respirer un large bassin de chantiers de création, d’expérimentations ? Nous réinventons le cabinet de lecture, il a quelques lettres de noblesse dans notre histoire littéraire. Gageons que le monde des bibliothèques ne laissera pas passer un décret qui ravale ainsi leur travail en seconde zone. Seulement, messieurs les marchands, attention à ne pas scier la branche où grassement vous êtes assis : la transmission, l’art de lire, la curiosité, c’est sur le terrain, à l’école et dans les villes, que ça se conquiert. Vouloir reléguer la lecture publique à une lecture mise en coupe, régie uniquement par des principes marchands, c’est aggraver encore plus vite la déconfiture. Vous n’avez jamais regardé ce qui se passe en musique, côté Spotify par exemple ? Des Hubert Guillaud et bien d’autres l’ont analysé depuis si longtemps… les modèles du web, basés sur la profusion des contenus, la sérendipité de leur accès, et un large usage libre des ressources, nous induit à inventer d’autres modèles – pour nous-mêmes – de documentation du monde, d’imaginaire lié à ce qui change du territoire et de l’identité. Dans cette invention, qui vaut jusqu’à la fable, au récit, au rêve, ce dont est dépositaire au profond le texte, de mémoire, d’écart, de rapport dense à soi-même, évolue nécessairement, et ne saurait plus correspondre à la très récente forme commerciale du livre – ce qui ne l’abolit, d’ailleurs, en aucun cas.

Comment comprendre cet article de la proposition de loi ? Comme le souligne Hubert, le prix du livre numérique aujourd’hui est un prix perpétuel qui ne correspond pas à la variété des gammes de prix qui existent de fait dans la vie des titres imprimés : poche, occasion, etc. Ici on pousse l’homothétie papier/numérique et la copie de la loi de 1981 vers 2010 en créant un second marché d’occasion par abonnement ce qui met (théoriquement) les éditeurs en position commerciale de force pour le vente au détail sur les plateformes françaises pour les titres récents (là où la loi s’appliquerait). Le fond de catalogue, pas rentable, la longue traîne dont les coûts sont amortis devient accessible sous forme d’abonnement. En fait, il ne s’agit ni plus ni moins que de créer une forme de chronologie des médias, comme elle existe pour le cinéma. Voilà encore de quoi favoriser le développement d’un piratage de masse tant le consentement à payer des gens est faible pour des fichiers sans valeur ajoutée. En l’état la loi est très ambiguë puisque d’un côté elle protège des fichiers sans valeur ajoutée en définissant le livre numérique comme la traduction numérique d’un texte déjà imprimé. De l’autre côté elle ne s’applique pas à des services :

Les dispositions du premier alinéa ne s’appliquent pas aux licences d’accès aux bases de données ou aux offres associant des livres numériques à des contenus d’une autre nature ou à des services et proposées à des fins d’usage collectif ou professionnel.

Si les textes récents, enrichis et insérés dans une offre à valeur ajoutée comme publie.net ne sont pas concernés parce qu’ils n’ont pas été imprimés avant, des offres comme Numilog et Cyberlibris sont-elles soumises ou non à l’article 3 ? Qui définit la nature d’une offre commerciale et le degré de services permettant de l’exclure du prix unique numérique ? Franchement j’en sais rien ! En tout état de cause, il y a un vrai risque de relégation du marché des collectivités publiques à une seconde zone, au détriment des usagers en nous enlevant le droit de proposer des accès locaux garantissant un accès pour toutes les catégories de population à des livres numériques récents. Des licences glocales publiques des bibliothèques, sans nouveautés supprimeraient à n’en pas douter l’intérêt de ce genre d’offre dans les bibliothèques. Il y a urgence, vraiment urgence à parler d’une seule voix, c’est en cours avec l’IABD. Il faut vraiment expliquer aux éditeurs et au législateur que le livre numérique n’est pas un livre et qu‘on sait exactement ce qu’on veut, nous autres bibliothécaires pour ce qu’il faut persister à appeler, malgré tout, « livre numérique ».

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